Par convention, il est d'usage d'employer, envers les personnes plus âgées, les dépositaires de l'autorité et les inconnus, ce qu'on appelle dans la langue française le « vouvoiement de politesse ». Dire « tu » relève, encore à notre époque, d'un champ lexical familier et amical, et bien que de plus en plus d'entreprises, se voulant proches de leur clientèle, fassent fi de cette règle de politesse de base, le vouvoiement reste ancré en nous comme une tradition respectable et primordiale.

L'auteur n'insistera pas ici sur l'utilité de cette politesse, ni sur l'utilité de la politesse en général. L'objectif de cet article est de revenir aux origines de ce vouvoiement. S'agit-il seulement d'une lubie de la langue française et des autres langues latines ? Le vouvoiement de politesse a-t-il de tout temps existé ? Existera-t-il toujours ? Répondre à cette dernière question reviendrait à prédire l'avenir, mais on peut supposer qu'après environ 1 600 ans d'existence, le vouvoiement de politesse n'est pas près de sombrer dans l'oubli.

Pour comprendre ses origines, il faut se replacer dans le contexte de l'an 395 après J.-C. À cette époque, l'Empire romain tel qu'on se l'imagine se délite. Guerres intestines, territoire trop étendu, accusation de dictature par ses citoyens… Comme toute grande puissance prétendument pérenne, l'Empire perd de sa superbe et sombre dans l'auto-destruction. La solution qui s'impose d'elle-même est simple : séparons l'Empire romain. Ce que nous connaissons de l'Imperium Romanum deviendra deux territoires distincts mais toutefois liés : l'Empire romain d'Orient (connu aujourd'hui sous le nom d'Empire byzantin, du fait de sa capitale, Byzance, ancienne Constantinople) et l'Empire romain d'Occident (qui conservera son nom durant ses quelques 81 années d'existence).

À la tête de chacun de ces empires se trouvent respectivement Flavius Honorius et Flavius Arcadius. Seulement voilà, l'imperator, bien que « simple » super-citoyen parmi les citoyens, reste une personne sacrée. Or il ne peut exister qu'un seul individu sacré, et même si le trône est partagé en deux, l'imperator est unique.

Pas de problème pour les peuples de l'époque. Deux imperator ? Que nenni, il n'y en a qu'un, celui qui se trouve à la tête de l'Empire romain. Seule subtilité, il est un seul imperator, mais ils sont deux à assurer cette fonction physique, pour plus de commodité. En d'autres termes, la fonction d'empereur est seule, mais sa représentation physique est double. Ce qui amène une rupture lexicale : si je m'adresse à Flavius Honorius, je m'adresse également à Flavius Arcadius, n'est-ce pas ? Je ne peux donc pas décemment lui dire « tu », puisqu'ils sont deux. La langue crée alors sa propre fiction, quiconque s'adressant à l'un des deux dirigeants lui dira « vous », car il s'adressera également à l'autre.

Ce qui était donc, à l'origine, un aspect pratique de convention, devient par la suite une variation polie de l'adresse. La pratique s'étendra, et l'on prendra l'habitude d'utiliser le vouvoiement envers ses supérieurs hiérarchiques en général, puis à quiconque revêt une forme de supériorité, et enfin aux inconnus ou par politesse.

C'est donc l'un des plus grands changements de la face du monde qui a aussi amené à l'une des formes de politesse les plus usitées dans les langues romanes. Cela fait-il des anglophones, et de leur you, lancé à tort et à travers, des impolis ? Ma foi, c'est un autre sujet.