Cette grandeur qu'était Rome
Pourquoi parle-t-on de la grandeur de Rome pour cette civilisation meurtrière ?
On desperate seas long wont to roam,
Thy hyacinth hair, thy classic face,
Thy Naiad airs have brought me home
To the glory that was Greece,
And the grandeur that was Rome.
(Edgar Poe – To Helen)
Par des mers désespérées longtemps coutumier d'errer,
ta chevelure hyacinthe, ton classique visage,
tes airs de Naïade m'ont ramené
à la gloire qui fut la Grèce,
à la grandeur qui fut Rome.
“The grandeur that was Rome” (cette grandeur qu'était Rome) était, avouons-le, un abattoir érigé sur un charnier.
Tout commence avec le sang de Rémus, versé par son propre frère Romulus (le fondateur mythique de la ville, qui lui donnera son nom) : première victime d'une liste immense qui ne fera que s'allonger.
Durant les neuf siècles qui séparent le Ve siècle av. J.-C. et le IVe siècle ap. J.-C., on estime à 885 000 le nombre de soldats romains tombés (source : Pitirim Sorokin, VD Hanson), que ce soit pour sauver la cité ou pour remplir les poches des sénateurs. Soldats ou civils, 300 000 supplémentaires décéderont lors d'intrigues politiques – sous les coups de leurs concitoyens – pendant le siècle allant de l'avènement des Gracchus(1) à la formation du second triumvirat, peu après l'assassinat de Jules César.
Mais les Romains ne meurent pas uniquement pour l'expansion et la richesse de la Cité : ils se sacrifient aussi pour l'amusement du peuple. Sur quatre siècles (de Spartacus à Constantin), 750 000 gladiateurs meurent (source : Michael Grant, contesté) dans l'arène (sans compter les 11 000 qui sont crucifiés ou abattus avec Spartacus pour leur révolte (source : Wikipédia)), leur sang imprégnant le sable du cirque et se mélangeant sans distinction avec les 100 000 martyrs chrétiens (source : Ludwig Hertling) et une horde indénombrable de prisonniers, criminels ou esclaves qui feraient passer la Chine pour la plus fervente défenseur des droits de l'homme.
La plupart des gladiateurs étaient des barbares étrangers ; mais nul besoin de venir à Rome pour mourir pour elle : les légions ont massacré 80 000 Celtes lors de la révolte de Boadicée(2) (source : Tacite), et César aurait abattu 100 000 Gaulois pour instaurer sa paix gallo-romaine dans le pays (Plutarque cite même le chiffre ahurissant d'un million de morts côté gaulois). Deux siècles avant notre ère, Caius Marius se débarrasse de plus de 100 000 Germains (source : seconde bataille d'Aquæ Sextiæ) ; tandis que vers 250, Aurélien renvoie 400 000 Goths et Perses à leurs dieux étrangers (source : Edward Gibbon).
Pendant (et après) les trois révoltes juives (entre 67 et 135), les Romains saignèrent à blanc la Palestine en laissant derrière eux près de deux millions de cadavres (source : Tacite et Josephus). Ajoutons pour faire bonne mesure le siège de Carthage en -147 lors de la seconde guerre Punique, qui fit passer la population de la ville d'un demi-million à… 55 000 (source : Will Durant).
Tacite dira de la campagne d'Angleterre que « Rome a fait un désert et appelé ça la paix ». Mais il serait plus correct de dire que Rome a créé un marécage de sang et d'os, et qu'elle a prospéré sur cet engrais. Comme le dit Virgile dans son Énéide, le sang des victimes enrichit la terre
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