« Je suis tombé par terre, / C'est la faute à Voltaire / Le nez dans le ruisseau, / C'est la faute à Rousseau », chantait Gavroche, personnage des Misérables de Victor Hugo.
Mais en vrai, si Voltaire avait fait chuter Gavroche, Rousseau se serait précipité à son secours, et aurait probablement rédigé un essai ou deux accablant Voltaire, ainsi que la corruption de l'homme par-dessus le marché. Mais pour être honnête, Voltaire en aurait fait tout autant(1). En effet, les deux philosophes se détestaient cordialement.

Pourtant, au début, tout allait pour le mieux(2). En 1729, Rousseau, jeune homme de 17 ans, découvre les écrits de ce philosophe parisien, Voltaire, de 18 ans son aîné, qu'il admire profondément pour ses pièces de théâtre et ses essais. Il lui écrira même une lettre en 1745, lui disant qu'il travaille depuis quinze ans « pour [se] rendre digne des regards [de Voltaire] ».

Ainsi, alors que Rousseau achève son œuvre qui le rendra célèbre, « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes », il en envoie un exemplaire à son idole, Voltaire. Celui-ci lui répond avec son ton moqueur coutumier :

J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie [...]. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. [...]
Monsieur Chapui m'apprend que votre santé est bien mauvaise. Il faudrait la venir rétablir dans l'air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes.

— Voltaire, 1755

En effet, Voltaire et Rousseau ont une vision diamétralement opposée de la société : Voltaire, l'aristocrate impertinent, croit en le progrès de la société par la science et la raison humaine. Rousseau, l'homme torturé et précurseur du romantisme, croit en l'authenticité de la Nature, et déplore la société humaine, qui corrompt l'âme à mesure qu'elle s'éloigne de la nature. Forcément, ça ne colle pas.

Au début, les deux hommes de lettres ont une relation aimable, bien que ponctuée de piques de chaque côté : Rousseau, en redresseur de torts, monte souvent au créneau face à Voltaire, tandis que Voltaire ne manque pas de faire part de ce Rousseau, qui est peut-être bien gentil mais qui est quand même un peu con.

Cette situation se dégrade progressivement jusqu'en 1760, où Rousseau envoie la lettre suivante :

Je ne vous aime point, Monsieur ; vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'être les plus sensibles, à moi, votre disciple et votre enthousiaste. [...] C'est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable ; c'est vous qui me ferez mourir en terre étrangère(3) [...]. Je vous hais enfin, puisque vous l'avez voulu ; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l'aviez voulu. [...] Adieu, Monsieur.

— Rousseau, 1760

À partir de cette date, la guerre est désormais officielle entre les deux hommes, et Voltaire, qui n'est pas un tendre, n'en ratera pas une. Par exemple, c'est lui qui révèle au public que Rousseau a abandonné ses trois enfants, ce qui la fout mal pour l'auteur d'Émile, un traité portant… sur l'éducation des enfants. Rousseau, de son côté, s'estime persécuté(4) et contre-attaque également, jusque vers 1770, où les deux hommes s'ignorent jusqu'en 1778, date de leur mort.

Ironie du sort, alors que Rousseau est inhumé au Panthéon en 1794, il est placé à la place d'honneur, à l'entrée de la crypte. Il accueille ainsi tous les visiteurs, reposant pour l'éternité en face d'un certain François-Marie Arouet… plus connu sous son nom de plume, Voltaire.


  1. (1) Sauf que lui aurait plutôt parlé de la folie de Rousseau qu'autre chose, mais bref.
  2. (2) … dans le meilleur des mondes possibles ?
  3. (3) Attention, le pays dont parle Rousseau est son pays natal, la République de Genève, tandis que la terre étrangère, c'est la France.
  4. (4) Parfois à tort et parfois à raison, car Rousseau avait également une tendance à la paranoïa.