Après Three Mile Island, les autorités soviétiques claironnairent qu'un tel accident ne pouvait arriver sur leur territoire, ou en tout cas, pas avec les réacteurs RBMK(1) ! Le circuit de refroidissement est en effet bien mieux assuré, doublé et très au-delà. En outre, les réacteurs sont parfaitement stables quand ils sont utilisés à pleine puissance, ce qui signifie qu'une variation anormale d'un paramètre important (température, pression, etc.) entraîne un arrêt sans autre inconvénient. Seule petite faiblesse, s'ils sont utilisés à puissance réduite, il y a instabilité, une augmentation de température accidentelle pouvant alors faire « diverger » le cœur et emballer la réaction. Ainsi, toutes les précautions sont prises pour que cette baisse de puissance entraîne automatiquement l'arrêt. Et pourtant… cela s'est produit à Tchernobyl, le 28 avril 1986. Grigori Medvedev, qui avait été ingénieur en chef de cette même centrale, a compté pas moins de sept violations graves des règles de sécurité. Pourquoi ? Pour tester un nouveau dispositif… de sécurité.

Le principe est de permettre aux turbo-alternateurs de continuer quelques secondes à produire de l'électricité en cas d'arrêt du réacteur, afin d'actionner les divers dispositifs – y compris de sécurité – le relais avec des sources extérieures n'étant pas simple. Mais on ne peut le tester qu'avec un arrêt réel…
Deux tentatives avaient déjà échoué, en 1982 et 1984 – une tous les deux ans – et personne ne voulait revenir en 1988 car une longue préparation était nécessaire, impliquant une baisse de la production. Il fallut la relancer à un moment, car la ville de Kiev absorbait plus d'électricité que prévu. Ce retard fit que la majorité du personnel s'en alla pour le pont du 1er mai, laissant les coudées franches à l'équipe de testeurs. Or il s'agissait essentiellement d'électriciens qui ne savaient pas forcément qu'un réacteur nucléaire ne s'arrête pas aussi simplement qu'un moteur de camion… Et même le personnel habituel, familiarisé avec la routine, était mal sensibilisé au problème : on n'avait pas fait connaître les divers incidents survenus dans les autres centrales.

On cherche à diviser par quatre la puissance (de 3 200 à 800 Mwth (mégawatt heure)) pour permettre l'expérience tout en n'atteignant pas la zone d'instabilité. On y arrive, non sans contre-temps et non sans débrancher le refroidissement de secours, première infraction formelle aux règles de sécurité, inscrite pourtant dans le cahier des charges de l'expérience.
Mais au lieu de se maintenir à 800Mwth, à 0h30 le matin du 26, la puissance chute à 30. Le Directeur adjoint de la centrale, Diatlov, perd son sang-froid et insulte ses subordonnés, ce qui n'aide pas à réfléchir utilement. Il faudrait tout arrêter, certains le préconisent mais n'osent insister. Arrêter, ce serait reporter l'expérience à nouveau. On s'accroche, on cherche à retrouver les 800Mwth. Vers 1h, on arrive à 200. Les diverses pompes, soumises à un régime inhabituel, fonctionnent mal, il y a trop de vapeur. Des dispositifs de sécurité prévus à cet effet commencent alors à s'enclencher pour tout arrêter. On les débranche et on continue. La circulation d'eau dans le cœur est totalement hors-norme et inhibe les réactions. Pour y remédier, on arrête la turbine. Or, elle est reliée à une autre sécurité qui arrête tout dans ce cas. On débranche cette sécurité. C'est la dernière violation et le coup de grâce. A 1h23 on se rend compte subitement qu'il y a surchauffe, on veut baisser les barres de contrôles qui doivent inhiber le processus. Trop tard, elles ne peuvent plus descendre, la chaleur a déformé leurs conduites. C'est l'explosion, deux d'affilée en fait. Une dalle de 120 tonnes de béton est retournée comme une crêpe, et fait les deux premiers morts.

De même qu'à Three Mile Island, on n'avait pas voulu voir qu'une partie importante du cœur avait fondu, que le réacteur était détruit, et on s'est évertué à y envoyer de l'eau qui ne servait plus à rien. Pire, on a envoyé un technicien vérifier, le vouant à une mort atroce dans les jours suivants ; il est revenu dire que le réacteur était en miettes, on ne l'a pas cru. C'est seulement vers midi le 27 qu'un hélicoptère survole la centrale et oblige à se rendre à l'évidence. On commence alors à diffuser des consignes de précautions à la population, comme rester à l'intérieur, fermer les fenêtres, ne pas consommer de fruits ou champignons cueillis sur place…

À partir du 28, après diverses péripéties et tergiversations qu'il serait fastidieux de décrire, les autorités ont pris la mesure du désastre, et montrent une vraie efficacité (la trouverait-on partout en pareil cas ?). 45 000 personnes, puis 90 000 autres, sont évacuées et prises en charge sans incidents graves.
Une armada d'hélicoptères déverse 5 000 tonnes de matériaux divers sur le réacteur. On réussit à injecter, par un des conduits subsistant, de l'azote dans ce qui reste du cœur pour éteindre le feu de graphite. Une équipe de mineurs est mobilisée pour creuser une galerie qui permettra de protéger la nappe phréatique de la contamination. Pour soigner les irradiés, on fera appel à des spécialistes américains, avec des résultats inégaux mais qui permettront de peaufiner des procédures et des thérapeutiques.
Le bilan précis, surtout à long terme, est impossible à chiffrer. Une évaluation soviétique fait état de quelques 40 000 cancers mortels supplémentaires dans les 50 ans (sachant qu'on ne peut distinguer un cancer induit par Tchernobyl d'un autre, il s'agit de statistique). Pour les autres pays d'Europe, les évaluations sont des plus fluctuantes.

Enfin, comment ne pas évoquer ce fameux nuage, dont le danger et les précautions à prendre en conséquences, ont été considérés de façons totalement différentes selon les pays, provoquant en France une défiance durable et profonde envers toute communication officielle rassurante sur quelque sujet que ce soit.


  1. (1) Système de modération par du graphite avec un refroidissement à l'eau ordinaire.