23 mai 1920. Paul Deschanel, qui vient d'être élu trois mois plus tôt à la présidence de la République, se rend à Montbrison pour un voyage officiel.

Comme les jets privés ne sont pas vraiment à la mode à l'époque, notre brave Deschanel prend le train comme tout bon citoyen qui se respecte. Et parce qu'il a plusieurs heures de transport devant lui, le Président tente de s'endormir paisiblement dans son wagon couchette à l'aide de somnifères dont il est coutumier.

Mais la chaleur de cette fin de mois de mai est insupportable et il ne parvient pas à trouver le sommeil. Il ouvre la fenêtre à guillotine à côté de son lit dans l'espoir d'un bon bol d'air pur salvateur. Ah ! Enfin un peu d'air ! Jouissant de ce court instant de bonheur, il se détend enfin et laisse aller tout son corps. Sans doute essaye-t-il d'oublier un court instant l'angoisse permanente qu'il éprouve, lui qui est un excellent orateur mais qui n'a pas les épaules suffisamment solides pour faire face aux multiples contraintes de sa fonction. Sans doute se met-il à rêver de sa vie qui aurait pu être si différente s'il avait suivi sa passion, celle de devenir écrivain ou artiste de cinéma, dans les pas de Buster Keaton qu'il admire tant. L'esprit complètement absorbé par ses pensées, Paul Deschanel ne se rend pas compte que son corps glisse progressivement à travers la fenêtre.

Et c'est la chute.

Lui, Paul Deschanel, Président de la République Française, vient de tomber du train et se retrouve en pleine nuit, à moitié nu, au milieu de la campagne. Panique générale. Le sang qui coule de ses blessures, certes superficielles, macule son pyjama et lui donne l'aspect d'un aliéné tout droit sorti de son asile. C'est donc un homme sorti de nulle part, hébété, marchant le long des rails, qu'un certain André Radeau, cheminot de son état, a la surprise de trouver au cours de l'une de ses rondes.

— Je… Je suis le président de la République.
— Oui, enchanté. Moi c'est la reine Elizabeth.
— Mais non, mais… je vous assure !
— Oui ! Et la marmotte, elle met le chocolat dans le papier d'alu !

Le brave Radeau conduit tout de même ce veil ivrogne à la maison du garde-barrières le plus proche, un certain Gustave Dariot.

— Eh ! Gustave ! Regarde un peu ce que je te ramène ! Ce vieil ivrogne se prend pour le Président de la République !
— Ah ah ah !
— Mais… mais… si, je vous assure ! Je… je suis Paul Deschanel !

Le garde-barrières commence tout de même à avoir de sérieux doutes… L' « ivrogne » tient des propos très cohérents, et étant donné ses ongles manucurés et ses pieds soignés, Gustave Dariot comprend que l'homme appartient à la haute société. Se pourrait-il… ?

Dans le doute, Gustave Dariot prévient la gendarmerie la plus proche. L'incident vient jusqu'aux oreilles du sous-préfet. Lorsque, vers 7h00 du matin, les collaborateurs restés dans le train se rendent compte avec stupeur de la disparition du Président, la situation se dénoue très rapidement… Finalement, quelques heures plus tard, tout revient dans l'ordre et Paul Deschanel peut enfin reprendre ses fonctions.

Paul Deschanel tombe du train – Une du Petit Journal

Bon, forcément, tout le monde s'est bien foutu de sa gueule ! La Presse s'empare de l'évènement et les caricaturistes et les chansonniers s'en donnent à cœur joie ! Paul Deschanel démissionnera finalement de ses fonctions quelques mois plus tard. Il aura présidé la France de février à septembre 1920… et sera surtout rentré dans l'histoire pour un tas de « folies » que ses détracteurs lui mettent sur le dos : il se serait baigné avec les canards dans les étendues d'eau de l'Élysée ou aurait signé certains documents officiels du nom de Vercingétorix !
La presse à scandales est décidément très douée pour détruire une réputation.