De la même manière que l'Histoire commence avec la création de l'écriture… L'Histoire Sourde, celle de la communauté sourde, commence avec la langue des signes.
La préhistoire a beaucoup duré… mais l'histoire commence enfin au XVIIIe siècle !

C'est-à-dire l'histoire du peuple Sourd

Des périodes antérieures, on sait peu de choses… Les infirmes étant souvent recueillis dans les monastères, où par ailleurs certains ordres monastiques respectaient la règle du silence, on peut donc penser qu'un langage gestuel existait. Pedro Ponce de León (1520-1584), moine à Madrid, mentionne et recommande l'usage d'un alphabet dactylologique dans des classes spécialisées.
En 1620, Juan de Pablo Bonet publie le premier manuel d'orthophonie, de logopédie et de phonétique en Europe sur l'art d'enseigner à parler aux muets : il a en charge l'éducation du fils sourd du second personnage du royaume dans une Espagne florissante !
Au déclin de l'Espagne, l'innovation se déplace en Angleterre(1) et en Hollande(2). Puis, dès 1734, Jacob Rodrigue Péreire (1715-1780) privilégie la démutisation, la lecture sur les lèvres, l'apprentissage précoce de la lecture et utilise une dactylologie adaptée à la langue française d'abord au Portugal, puis en France(3).

Le plus connu, l'abbé de l'Épée.

C'est avec l'abbé Charles-Michel de l'Épée (1712-1789) que commence l'histoire des Sourds :
Observant le « dialogue » de deux sœurs jumelles sourdes, il a l'idée d'utiliser un langage gestuel : il n'invente pas la langue des signes, ni ne connaît celle de ses élèves, mais il invente des gestes et une méthode « les signes méthodiques » afin de lier ces signes avec le français écrit. Son mérite tient d'une part à avoir, grâce à son institution(4), permis le regroupement d'élèves sourds, favorisant ainsi leur besoin de communiquer et le développement de la langue naturelle des Sourds. Et d'autre part, il a offert une place pour les sourds et les signes, grâce à ses démonstrations publiques, jusque devant le roi Louis XVI.

L'abbé Roch-Ambroise Cucurron Sicard (1722-1822) lui succède à l'Institut national des jeunes sourds. Il échappe aux massacres de la Terreur grâce à son action reconnue bienfaisante pour l'éducation des sourds-muets. La valeur de ses méthodes pédagogiques ne fut véritablement reconnue que peu après sa mort. Il nomme le premier médecin de l'Institution des Sourds-Muets, Jean Marc Gaspard Itard(5) (1774-1838)…

Un des professeurs de l'Institut est Auguste Bébian (1789-1839), premier professeur entendant pratiquant la langue des signes et non pas les signes arbitraires de l'abbé de l'Épée(6). Après une longue période de professorat à cette Institution et une recherche pédagogique très poussée dans son enseignement, celui-ci est exclu en 1821 de l'Institution, bien qu'il soit adoré de ses étudiants, mais mal vu de la Direction et de ses collègues oralistes(7).

Un fervent partisan, entendant, de la LSF à l'Institut des Sourds-Muets, Auguste Bébian

C'est l'un de ses élèves sourds, Ferdinand Berthier (1803-1886) qui va être le premier Champion Sourd de la Culture Sourde(8). Il est le mobilisateur de la Culture sourde : Il ne cesse de revendiquer le droit pour les sourds de pouvoir utiliser la langue des signes en toutes circonstances (à l'école, au tribunal, etc) afin d'accéder à l'égalité civile. Il fait connaître également les artistes et les poètes sourds.

En 1815, un américain entendant Thomas Gallaudet, sensibilisé par la surdité de la fille sourde d'un ami, part en Europe pour s'informer sur les différentes méthodes d'enseignement pour les jeunes sourds et rencontre Laurent Clerc (1785-1869), ancien élève sourd de l'institut. Ils communiquent d'abord entre eux par l'écrit. Thomas Gallaudet propose alors à Clerc de le suivre aux États-Unis. Durant le voyage, Clerc et Gallaudet s'enseignent mutuellement la langue des signes française et l'anglais.

La langue des signes américaine est plus proche de la LSF, grâce à Laurent Clerc, Sourd, que la langue des signes anglaise.

Pour plus d'un siècle, signer devient interdit !
En 1880, un congrès international(9) se réunit à Milan pour décider quelle méthode, de la langue des signes ou de l'oralisme, était la plus adaptée à l'éducation des sourds. Et c'est ainsi que la langue des signes est interdite en France(10). La LSF perdure cependant dans les cours de récréation des instituts, méprisée des entendants et parlée en cachette par les Sourds…

Et enfin le réveil sourd !
En 1976, Jean Gremion, écrivain, journaliste et metteur en scène français et Alfredo Corrado, un artiste sourd américain créent l'International Visual Theatre (IVT), au Château de Vincennes. La requalification de la LSF passe par le théâtre, mais aussi par la recherche linguistique et la pédagogie permettant aux entendants de découvrir le monde des sourds.
Emmanuelle Laborit, devenue depuis la directrice de l'IVT, se fait connaître en recevant, en 1993, le Molière de la révélation théâtrale pour son rôle dans Les Enfants du silence. Elle devient l'ambassadrice des sourds.

En France, ce n'est qu'en 1991 que la LSF fut à nouveau autorisée !
Et en 2005, elle est reconnue comme une langue à part entière…
Peut-être, est-il enfin temps d'écouter les Sourds !
À bon entendeur, salut !


  1. (1) John Wallis (1616-1703)
  2. (2) Johann Conrad Amman (1669-1724)
  3. (3) Au XVIIIe siècle, un texte de Pierre Desloges, relieur de métier et colleur de papier pour meubles, devenu sourd à l'âge de sept ans, établit clairement qu'une langue des signes structurée était couramment utilisée en France. Mais les sourds étant isolés, elle est faiblement uniforme, et plus grave, nombre de sourds n'y ont pas accès, se retrouvant sans langue et sans éducation. Au début du XVIIIe siècle, à Amiens, un sourd de naissance, Étienne de Fay dit « le vieux sourd d'Amiens », parvenu à être professeur, architecte et dessinateur, faisait l'école en gestes à des enfants sourds dans l'Abbaye Saint-Jean.
  4. (4) À l'origine, l'Institution des Sourds de naissance fut créée sous la Constituante, par la loi du 21 et 29 juillet 1791. Elle avait pour finalité la poursuite de l'œuvre philanthropique de l'abbé Charles-Michel de l'Épée (1712-1789). Cette loi honorait ce bienfaiteur en portant son nom au rang des citoyens ayant mérité de la Patrie.
  5. (5) Le célèbre médecin en charge de Victor, l'enfant sauvage de l'Aveyron, connu grâce au film de François Truffaut. Victor n'était pas sourd, mais n'ayant pas entendu de voix humaines jusqu'à sa capture, il ne parlait pas…
  6. (6) Citation de Bébian : « … il est absurde de vouloir baser l'enseignement des sourds-muets sur la parole, de choisir directement la faculté qui leur manque pour principal instrument de leur instruction » Autre citation : « le sourd-muet pourrait exprimer sa pensée sur le papier, aussi et plus clairement que par le geste et sans avoir besoin de la traduire linéairement dans aucune langue »
  7. (7) Les oralistes axent leurs efforts vers la « normalisation » des sourds, c'est-à-dire leur enseignement vise pour les sourds de savoir lire sur les lèvres et d'apprendre à parler. Les sourds ne sont pas automatiquement muets, mais parler ne leur vient pas « naturellement », comme l'enfant qui entend et répète…
  8. (8) C'est lui qui fait connaître l'œuvre de l'abbé de l'Épée auprès de sourds et des entendants du XIXe siècle.
  9. (9) Réunissant davantage d'entendants que de sourds…
  10. (10) Et dans l'ensemble des pays participants, à l'exception des États-Unis et de l'Angleterre.