Ami lecteur, Dulcinée vient de rentrer de trois jours d'un séminaire fa-sci-nant sur les amants maudits de la littérature et elle tient ab-so-lu-ment à te voir pour en discuter.
Te voici bien ennuyé. Car tu tiens à garder, aux yeux de Dulcinée, l'image d'un homme brillant et cultivé, mais des amants maudits, point d'idée précise, il te reste tout au plus de vagues souvenirs de baise-main suranné et de jeune fille en fleur suicidée sur le tombeau de son chéri.
Ami lecteur, réjouis-toi ! car voici – pour ton plaisir et ton instruction – la Fabuleuse et Très-Mirifique Histoire des Amants maudits.
Tu as cinq minutes ? C'est parti pour l'épisode 1 !

Tristan de Loonois est le fils de Rivalen et de Blanchefleur. Son père est mort avant sa naissance, sa mère n'a eu que le temps de lui donner le nom funèbre qui marquera son destin avant de mourir à son tour des suites de l'accouchement.

Triste j'accouche, triste est la première fête que je te fais, à cause de toi, j'ai tristesse à mourir. Et comme ainsi tu es venu sur terre par tristesse, tu auras nom Tristan.

— Tristan et Yseut, J. Bédier

Orphelin, il est recueilli par son oncle, le roi Marc de Cornouailles et devient au fil des ans un vaillant chevalier. Il connaît de nombreuses épreuves et finit par combattre le Morholt, un redoutable guerrier qu'il tue. Mais Tristan est grièvement blessé et le roi Marc l'installe sur une nef qui dérive jusqu'en Irlande. Là, il est recueilli par une demoiselle aux cheveux d'or, Yseut la blonde, qui n'est autre que la fille de la reine d'Irlande et la nièce du Morholt. Tristan cache donc son identité et se fait appeler Tantris. Yseut l'entoure de soins attentifs et, une fois guéri, Tristan regagne les Cornouailles.
Entre temps, un oiseau a apporté à son oncle un cheveu d'or et Marc a juré d'épouser celle qui possède une semblable chevelure.
Tristan révèle qu'il s'agit d'Yseut la blonde et se voit confier la mission de retourner en Irlande chercher la jeune fille pour le compte du roi.

Hélas, sur le bateau qui les ramène, les deux jeunes gens boivent par erreur un philtre d'amour(1) que la mère d'Yseut, magicienne, destinait au couple royal.

Chacun se sent vain et las comme étourdi par le breuvage. Ils n'osent encore échanger leur pensées ; mais quand leurs yeux qui se fuient se rencontrent dans un éclair, c'est un périlleux regard qui attise le feu qui déjà les consume.

— La merveilleuse histoire de Tristan et Iseut et de leurs folles amours, préf. J. Giono

Amour fatal qui pousse Yseut à demander à sa suivante de prendre sa place lors de sa nuit de noces avec le roi Marc pour sauver sa réputation.
Les amants poursuivent, au nez et à la barbe du roi et de la cour, leur coupable passion, aidés par la justice divine qui toujours les secourt lorsque tout semble perdu : dénoncés par des barons jaloux et félons, ils sont accusés de félonie, de trahison, d'adultère. Ils subissent alors, sur ordre du roi, l'ordalie et l'escondit(2), mais Tristan et Yseut, usant de ruse, de quiproquos et de discours ambigus, se sortent des situations les plus périlleuses. Ainsi, l'épisode du Mal Pas où Yseut doit prononcer l'Escondit et se disculper de l'accusation d'adultère : Tristan lui a fait porter un message pour l'assurer de sa présence et de son soutien au Gué aventureux où elle doit prêter serment. Et en effet, il est là, travesti en lépreux, et alors que la cour est réunie au Mal Pas, le bourbier du Gué aventureux, il prend Yseut sur son dos pour lui permettre de traverser le gué sans s'embourber.
Mais voici que se tient l'escondit et la blonde jeune fille a beau jeu de clamer :

Seigneurs, Dieu me vienne en aide ! Je vois ici de saintes reliques. Écoutez mon serment, qui est destiné au roi Marc : par Dieu, par saint Hilaire, par tout ce qu'il y a ici de sacré, par ces reliques, par celles qui ne sont pas ici et par toutes celles qui existent dans le monde, entre mes cuisses ne sont entrés autres hommes que le lépreux qui m'a prise sur son dos et m'a fait traverser les gués, et le roi Marc mon époux.

— Tristan et Yseut, Beroul

Enfin, découverts, ils doivent fuir au plus profond de la forêt du Morrois où ils mènent une vie misérable et clandestine.
Puis l'effet du philtre se dissipe – ou l'absence d'excitation, d'interdit et de danger les lasse – et Tristan et Yseut reprennent le cours de leur vie : la jeune fille réintègre la cour et la couche du roi Marc, Tristan épouse une autre Yseut, « aux blanches mains ».
Ils restent cependant fidèles à leur amour et lorsque Tristan, blessé à mort, réclame la blonde Yseut à son chevet, celle-ci accourt. Hélas, elle arrive trop tard : l'épouse de Tristan, intouchée et rongée par la jalousie, a menti et annoncé la défection d'Yseut. Désespérée, la jeune fille se donne la mort sur le corps de son amant.

Un chèvrefeuille, poussé sur leur tombe, raconte l'amour de Tristan et Yseut et les réunit dans la mort.

Bel ami, ainsi de nous,
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.

— Lai du Chèvrefeuille, Marie de France

  1. (1) Le philtre d'amour « innocente » les deux amants en donnant à leur passion un caractère involontaire. Cet épisode est un ajout tardif dans l'histoire originelle de Tristan, une christianisation du mythe celtique pour annihiler son caractère subversif.
  2. (2) L'escondit, appelé également serment purgatoire, était un discours par lequel l'accusé devait protester de son innocence et se justifier ou faire amende honorable.