Avant de lire cet article, assurez-vous d'avoir lu l'épisode précédent !

Le mètre est défini officiellement, c'est fait ! la dix millionième partie du quart du méridien terrestre.
On connaît la méthode, on a des instruments de mesure, on sait faire les calculs(1).

En résumé pour les relevés :
On mesure avec la toise officielle du Pérou une longueur horizontale rectiligne. On l'appelle une base, comme base d'un triangle…
Puis on relève les angles entre les visées d'un observatoire à l'autre construisant une chaîne de triangles d'une extrémité à l'autre de l'arc de méridien choisi.
Tout ce qui est nécessaire pour caractériser les points d'observation est soigneusement relevé.
Les instruments…
En résumé pour le calcul :
Les triangles sont dans l'espace, on projette sur le plan au niveau de la mer.
On projette alors les différents côtés de ces nouveaux triangles perpendiculairement sur le méridien étudié.
On corrige la différence entre la longueur de la corde et la longueur de l'arc.
Au final, on obtient la mesure en toises de l'arc étudié et on compare avec la mesure de cette longueur en mètres dont le calcul ne dépend que de la définition du mètre et de la différence de latitude entre les deux extrémités.

Ne pas oublier de mesurer les angles des visées avec la verticale !

— Donc, allez, on s'y met ! Par les cahiers de doléance(2), le peuple l'a réclamé…
— Mais vous êtes fous ! c'est impossible !
— Que non ! On l'a déjà fait(3)
— Mais alors, pourquoi recommencer ?
— Pour avoir une meilleure précision, voyons ! Nos instruments ont évolué et le monde entier nous fera confiance(4)
— Mais ça va prendre un temps fou et jamais ça ne s'appliquera…
— Bien sûr que si ! On va se servir des mesures déjà faites pour établir tout de suite un étalon provisoire(5) et décréter obligatoire le nouveau système métrique !

Carte de Cassini III déjà disponible…

Ce n'est effectivement pas une première !
Dans la famille Cassini, on connaît la cartographie depuis plusieurs générations.
Et il y a, à l'Académie(6), le gratin des savants de l'époque : le staff de calcul est opérationnel. L'astronome Cassini IV, le mathématicien Legendre et l'astronome Méchain sont chargés de mesurer la méridienne. Mais les deux premiers ne tardent pas à se retirer et sont remplacés par le jeune astronome Jean-Baptiste Delambre.

En pratique, une expédition difficile en pleine Révolution

L'aventure durera de juin 1792 à fin 1798.
Pour Jean-Baptiste Delambre (1749-1822) et Pierre Méchain (1744-1804), une aventure vraiment, pleine d'embûches et même de danger… l'un part de Dunkerque, l'autre de Barcelone, ils doivent se rejoindre à Rodez en Aveyron.
Un rapport complet de ce travail sera rédigé par Delambre en 1806(7).

Delambre espère bien gagner du temps en reprenant les observatoires utilisés précédemment : hélas, certains sont en trop mauvais état ou même écroulés.
La recherche des observatoires bien situés est difficile, l'escalade d'un vieux clocher ou d'un sommet n'est pas de tout repos ! Le poids des instruments n'est pas négligeable… Il faut aussi de la place pour les disposer de façon stable et non périlleuse. Si rien n'est trouvé, il faut construire une tour en bois !
Quand on trouve enfin un lieu adéquat, il faut encore que le ciel soit clair pour apercevoir l'observatoire suivant. Combien de fois une ascension fatigante s'est avérée vaine parce que le vent ne se lève pas pour dégager le ciel.

Jean-Baptiste Delambre, pour la partie Nord

Quand on part avec des lettres de recommandations de l'Académie Royale, et qu'en cours de route, on s'adresse aux révolutionnaires, c'est plutôt gênant !
Déjà suspects par leurs allées et venues d'exploration, leur attirail abscons éveille la méfiance, ils envoient même des signaux lumineux, des espions ? non, savants incompris… il faut demander de nouvelles lettres de recommandation et c'est long. Quand Lavoisier est arrêté, on est en plein régime de la Terreur tout de même, Delambre risque sa vie !

Un voyage sous le régime de la Terreur

Et pourtant, malgré l'incompréhension et l'hostilité, le travail avance…

Pierre Méchain pour la partie Sud

De son côté, Méchain a d'abord la chance d'avoir un beau temps exceptionnel en Espagne et il gagne beaucoup de temps. Il songe même à étendre la triangulation aux îles Baléares(8), mais la jeune République est bientôt en guerre contre l'Espagne, comme avec toute l'Europe.

Ah les Baléares ! Pour coincer la bulle ? Non ! la science, mon cher !

Coincé en Espagne, Méchain s'attaque aux observations astronomiques nécessaires à la détermination exacte de la latitude de Barcelone. Et il envoie ses résultats à Delambre. Il les refait et décèle une différence : où est l'erreur ? Méchain ne dit rien, mais décide de revenir après pour recommencer ce travail… C'est un homme patient et minutieux qui se ronge à cause de cette erreur de 3 secondes de degré(9). Il est victime d'un grave accident. Il ne pourra refaire cette mesure…

Il faut mesurer une base, on en mesure deux par précaution :

  • l'une entre Melun et Lieusaint (6 075,90 toises),
  • l'autre entre Salces (-le-Château) et Vernet (6 006,25 toises), près de Perpignan.

En comparant cette dernière mesure et la même longueur calculée à partir de la chaîne des triangles et de la base de Melun, la différence n'est que de 26 cm, bien que les deux bases soient séparées de 700 km. Belle précision, n'est-ce pas ?

L'altitude des points du triangle a due être déterminée à l'aide de mesures d'angles encore, à une demie-seconde maximum près.
Chaque visée et mesure est refaite : par exemple, l'angle Aubassin-Puy Violent-Labastide fut répété 84 fois, Labastide-Puy Violent-Montsalvy, 38 fois et Montsalvy-Labastide-Aubassin 58 fois(10).

Les deux savants n'ont pas la même attitude scientifique :
Delambre note tout, absolument tout, c'est un vrai scientifique expérimentaliste : il accepte le fait qu'il puisse y avoir des erreurs dans le processus.
À la fin de 1798, un comité scientifique international a étudié toutes les données disponibles à l'époque(11). Au milieu de l'année 1799, le comité annonce les résultats.
L'arc du méridien entre Dunkerque et Barcelone est de 9°40'25,40''. Il mesure 551 584,72 toises. Par conséquent, un quart du méridien mesure 5 130 740 toises et le mètre mesure 443 296 lignes de la toise.

Méchain, par contre, théoricien dans l'âme, veut des mesures parfaites et correspondant à ce qu'il attend. Ainsi près de Barcelone, il effectua deux séries de mesures de latitude, l'une depuis le fort Montjuic, l'autre dans la Fontana de Oro. La différence entre les mesures était de 3'', une valeur trop grande, les stations étant relativement proches l'une de l'autre. Méchain, sans rien en dire à son collègue, se tourmente pendant des années au sujet de cette incohérence, au point qu'il refuse de retourner à Paris pour les vérifications et le compte rendu finaux. Il omet finalement les mesures de la Fontana de Oro du compte rendu, une décision qui peut être considérée comme étant une faute scientifique(12).

Ainsi débuta la longue carrière des unités métriques, le mètre d'abord, puis le gramme (un kilogramme est la masse d'un décimètre-cube d'eau (13)) et plus tard au système international des unités !

Les étalons


  1. (1) Beuh ! pas nous, nous, on regarde, on ne fait que passer… C'est eux qui l'ont dit, c'est eux qui le feront avec leurs collègues de l'Institut !
  2. (2)

    Inspirés notamment par les commerçants, les cahiers de doléances de nombreuses villes, dont Paris, Orléans, avaient demandé que l'on établisse l'uniformité des poids et mesures dans le royaume. Tous les savants appuyaient ces vœux.
    La question des poids et mesures fut une première fois indirectement abordée à l'Assemblée Nationale par le décret du 15 Mars 1790 (sanctionné par le roi le 28 Mars) supprimant les droits seigneuriaux, parmi lesquels un grand nombre étaient perçus « sous le prétexte de poids, mesures, marque, fourniture ou inspection de mesure, ou mesurage de marchandises ».

  3. (3) Travaux commencés par Jean-Dominique Cassini (et La Hire au Nord) en 1683, interrompus dès 1684 et repris de 1700 à 1701 : lever en un an et demi la méridienne Bourges–Canigou, avec les moyens de transport et de communication de l'époque, apparaît encore maintenant comme une gageure. La partie nord de la méridienne restait inachevée. Ce n'est qu'après une longue interruption que les travaux purent être repris en 1718 par Jacques Cassini, Maraldi et La Hire fils. Les travaux de cette méridienne historique sont résumés dans un livre de Jacques Cassini paru en 1723, le Traité de la grandeur et de la Figure de la Terre. L'auteur y annonce 57 097 toises pour le degré de méridien du segment sud (Paris–Collioure), et 56 960 toises pour le segment nord (Paris–Dunkerque).
  4. (4) Les tâches réparties entre les savants : Borda, Cassini, Lavoisier, et Hauj aboutiront à la détermination du mètre, de la seconde et du kilogramme, fondements du système métrique qui aujourd'hui s'appelle Système international d'unités (SI), appliqué suite à la métrification dans tous les pays du monde, à l'exception des États-Unis, de la Grande-Bretagne (où les panneaux routiers restent libellés en miles et la bière vendue en pintes), du Liberia et du Myanmar.
  5. (5) Le 6 juillet 1795, un mètre provisoire en laiton a été remis au comité d'instruction publique. Il mesure 0,512 907 toise. Il a été construit par Lenoir sur la base des mesures effectuées par La Caille, mesures qui assignaient 5 129 070 toises à la distance séparant le pôle de l'équateur.
  6. (6) L'Assemblée Constituante nomma en 1790 (donc un an après le début de la Révolution), sur proposition de Charles-Maurice Talleyrand (1754–1838), une commission composée de Jean-Charles Borda (1733–1799), du comte Joseph-Louis de Lagrange (1736–1813), du marquis Pierre-Simon de Laplace (1749–1827), de Gaspard Monge (1746–1818) et de Marie-Jean-Antoine Caritat, marquis de Condorcet (1743–1794). Celle-ci présentait un rapport le 19 mars 1791 dans lequel elle proposait un double choix pour unifier les mesures de longueur : l'unité serait soit un pendule battant la seconde à la latitude de 45° au niveau de la mer, soit la dix millionième partie du quart du méridien terrestre. Le 26 mars 1791, la Constituante adopta ce rapport et le Roi Louis XVI, représentant encore le Pouvoir Exécutif à ce moment, chargea l'Académie de la nomination des commissaires pour sa mise en œuvre.
  7. (7) Méchain est décédé en 1804, Delambre lui rend hommage et son rapport porte bien les deux noms.
  8. (8) Méchain s'y attaquera à nouveau à partir de 1803. Malheureusement, il ne put l'achever, car il mourut subitement de fièvre en 1804. L'achèvement en fut confié, sur proposition de Laplace, à Jean-Baptiste Biot (1776–1862) et à François Arago (1786–1853). Les travaux recommencèrent en 1807 et s'achevèrent en 1808.
  9. (9) Pour mémoire, un angle plein (un tour complet) vaut 360 degrés, le degré est divisé en 60 minutes et chaque minute est divisée en 60 secondes.
  10. (10) Delambre et Méchain auraient pu mesurer deux angles par triangle et déduire le troisième, car la somme des trois angles d'un triangle est égale à 180°. Au lieu de cela, ils mesurèrent la valeur de chaque angle. Les mesures furent notées telles quelles, sans corrections. Pourtant sur les 115 triangles qui rejoignent Dunkerque à Barcelone, seuls 36 contiennent des erreurs supérieures à 1'', lorsque les trois angles sont additionnés.
  11. (11) Le groupe comprenait des représentants des Pays-Bas, du Danemark, d'Espagne, d'Italie (Piémont, Toscane, Rome, Ligurie, république Cisalpine) et de Suisse. Ils vérifièrent les 115 triangles qui avaient été mesurés. Il vérifièrent les mesures de latitude réalisées aux extrémités de l'arc à Dunkerque et à Barcelone, ainsi qu'à certains points intermédiaires, notamment Carcassonne, Evaux et Paris.
  12. (12) Après la mort de Méchain en 1803, Delambre eut finalement accès à l'ensemble complet des documents Rodez-vers-Barcelone et découvrit l'omission. On pense actuellement soit que cette erreur n'a aucune incidence soit qu'elle peut être estimée à 0,2 mm.
  13. (13) à une température et une pression déterminées