Quel est le point commun entre une hélice de hors-bord, le théorème de Bernoulli et une crevette ?
Réponse : la cavitation(1) !

Je vous sens sceptiques…
Voyons donc ici ce phénomène physique intriguant, et surtout son lien avec le susdit crustacé.
L'eau (ou n'importe quel liquide, mais nous allons ici prendre l'eau pour plus de simplicité) peut exister sous trois états : solide, liquide ou gazeux(2). Oublions le solide, et concentrons-nous sur les deux états restants, et surtout sur le passage de l'un à l'autre.
Bon, pour passer du liquide au gazeux et inversement, la méthode la plus commune consiste à changer la température : en faisant bouillir de l'eau liquide, on obtient, à partir de 100 ℃ au niveau de la mer, de l'eau gazeuse. Dans l'autre sens, en refroidissant de l'eau gazeuse (par exemple en lui présentant une surface froide), on la transforme en eau liquide (d'où l'eau sur les vitres de la cuisine après qu'on y a fait bouillir de l'eau). C'est la condensation.

Seulement, il existe une autre méthode : en modifiant la pression ! Peut-être certains d'entre-vous savent-ils qu'en haute montagne, l'eau ne bout pas à 100 ℃, mais en-dessous : c'est lié à la pression plus faible. Donc, en baissant suffisamment la pression, la température ambiante peut devenir suffisante pour faire passer l'eau directement sous forme gazeuse. Ce phénomène est appelé cavitation.

On peut bien voir les deux phénomènes sur un diagramme de Clapeyron, qui donne les états d'un élément (ici, l'eau) en fonction de la pression et de la température.

Diagramme de Clapeyron de l'eau

Bien entendu, passer l'eau de liquide à gaz sans modifier la température demande une baisse de pression énorme, que l'on ne peut observer hors-laboratoire que dans un cas précis : lorsqu'il y a un déplacement très rapide d'une petite masse d'eau(3). En effet, le théorème de Bernoulli indique qu'une zone de forte vitesse dans un fluide correspond à une faible pression.

On peut donc généralement observer de la cavitation au niveau des hélices des hors-bords, qui brassent l'eau environnante à très haute vitesse… Le problème, c'est que le gaz (formé par cavitation) prend beaucoup plus de place que le liquide. La formation d'une bulle de gaz dans l'eau augmente d'un coup la pression, ce qui élimine directement les conditions de sa création… La bulle de gaz implose alors, et c'est là que commencent les soucis. L'implosion de la bulle génère de très hautes températures et pressions, ce qui engendre une onde de choc : c'est la raison pour laquelle on peut retrouver des hélices en très mauvais état, les ondes de choc répétées étant suffisamment puissantes pour abîmer le métal.

« Mais quid des crevettes ? », se demande le lecteur attentif qui a remarqué que si ces décapodes étaient présents dans le titre, leur absence se fait jusqu'ici ressentir dans l'article.
Voilà donc le lien : une certaine crevette (la crevette-pistolet, Alpheus heterochælis pour les intimes) possède une pince hypertrophiée et munie d'une excroissance en vis-à-vis d'une cavité, ce qui lui permet, en la claquant très rapidement, d'expulser soudainement l'eau de la cavité, ce qui crée… un phénomène de cavitation !

La crevette pistolet

Cette capacité lui sert à deux choses : premièrement, l'onde de choc créée par la cavitation va assommer le plancton et les petites crevettes environnantes qui lui servent de repas.
Deuxièmement, le son émis(4) peut être entendu de très loin, et permet ainsi aux crevettes-pistolet de communiquer… Il est à noter que ce bruit, très fort, fait de ce petit crustacé l'un des animaux les plus bruyants des océans, aux côtés des baleines(5) ! Pas mal pour un animal qui ne fait pas plus de cinq centimètres de long !

Bang !


  1. (1) En même temps, c'est écrit dans le titre…
  2. (2) Et également sous forme de plasma ou de condensat de Bose-Einstein, mais n'entrons pas dans de futiles détails.
  3. (3) En laboratoire, en mettant l'eau sous vide, on peut arriver au même phénomène
  4. (4) Les scientifiques ont longtemps cru que le son entendu était dû au claquement de la pince, mais des analyses sonores ont pu démontrer que, si le claquement produisait en effet un bruit, celui-ci était inaudible ou presque : le son provient uniquement de l'implosion de la bulle !
  5. (5) Ce son atteint 218 dB à l'émission, pour donner une idée, le décollage de la fusée Ariane a produit un son de 180 dB !