L'adjectif grec ἴδιος idios (dont le sens primitif est propre, particulier à) a servi à former quelques jolis composés savants auxquels il convient de s'intéresser, de manière à ce qu'ils ne soient pas confisqués par la seule érudition et puissent aussi circuler librement dans la langue courante(1).

C'est à la linguistique que ressortit d'abord l'adjectif idiomatique, qui désigne les tournures syntaxiques ou les expressions lexicales qui appartiennent en propre à une langue donnée et demeurent à ce titre difficilement transposables. Songeons par exemple au proverbe anglais People who live in glass houses should'nt throw stones. Ici, le traducteur ne peut qu'être infidèle à la lettre du texte, donnant ainsi raison aux écrivains latins qui s'amusaient déjà de la consonance dans leur langue des termes traductor (traducteur) et traditor (traître).

Sans quitter la linguistique mais en nous intéressant cette fois à une dimension moins collective et plus intériorisée du langage, notre attention se porte désormais sur le quelque peu ésotérique idiolecte. Sans en avoir nécessairement conscience, chacun d'entre nous est doté d'un idiolecte intégralement spécifique. Il s'agit de nos tournures de phrase, de notre lexique, de notre accent, bref, de toutes ces habitudes langagières qui font que notre manière de nous exprimer ne recouvre jamais totalement celle de n'importe quel autre de nos congénères.

Du discours articulé aux replis de l'âme, il n'y a qu'un pas, que nous franchissons, en examinant cette fois le terme idiosyncrasie (transposition exacte du grec ἰδιοσυγκρασία). Sans doute désormais plus usité en anglais qu'en français, il désigne ce mélange particulier qui confère à chacun de nous une configuration psychologique unique, une individualité propre, entièrement irréductible à celle d'autrui.

Ainsi, si vous souffrez de ce que les psychiatres appellent faille narcissique et vous faites donc un devoir de choyer amoureusement votre ego, rien ne vous empêche de vous répéter chaque matin que rien ni personne n'est en mesure d'altérer ni votre idiolecte ni votre idiosyncrasie. L'ennuyeux, c'est qu'il s'agit là de qualités universellement partagées(2) qui ne vous confèrent donc aucune espèce d'avantage comparatif.

Quittons enfin le registre savant pour renouer avec le langage courant qui nous a conservé le substantif idiot. Le grec ἰδιώτης idiôtès, dont il est directement dérivé, renvoie d'abord au simple citoyen (par opposition à l'homme public remplissant des mandats électifs dans la cité) avant de désigner par extension celui qui n'a ni compétence ni spécialisation propres et est donc considéré à ce titre comme ignorant. Au rebours des termes précédemment envisagés, idiot a revêtu continument une connotation négative marquée. Mais, méfions-nous des apparences puisqu'il semblerait que l'idiotie soit en passe de devenir furieusement tendance.

On connaissait déjà depuis Lénine le concept d'idiots utiles(3). La marque Diesel franchit un cap supplémentaire dans son manifeste sobrement intitulé The Official Be Stupid Philosophy. Dans ce petit bijou d'intelligence conceptuelle à faire pâlir de jalousie tous les nouveaux philosophes, Diesel ne nous propose rien moins que de réparer l'injustice plurimillénaire faite aux simples d'esprit et d'intégrer à notre tour l'accueillante communauté de l'arriération mentale. Si vous trouvez que c'est un peu cher payer l'anticonformisme, c'est que vous n'êtes pas encore totalement rompu aux techniques de marketing moderne(4).


  1. (1) La décourageante sécheresse de la terminologie médicale a eu raison ici de toute tentative d'exhaustivité : cet article ne prend pas en compte la totalité des composés de idios mais seulement les plus plaisants, en toute subjectivité.
  2. (2) Tout le monde a un idiolecte et une idiosyncrasie : la question se pose toutefois pour les muets et pour les clones mais ce n'est pas le lieu ici d'en débattre.
  3. (3) Lénine désignait par cette expression les émissaires de l'Ouest qui, trompés par la propagande soviétique lors de leurs visites diplomatiques en URSS, se faisaient à leur retour les chantres du régime communiste.
  4. (4) L'état de sidération dans lequel peut nous plonger cette campagne publicitaire se dissipe heureusement à la lecture de ces propos de Serge Tisseron (qui se rapportent plus généralement au marketing) : D'autres fois, la publicité dérange et malmène ses spectateurs qui pour vaincre ce dérangement, n'ont que deux solutions : soit parler de cette publicité et augmenter alors son impact [ce que fait d'ailleurs ici cet article], soit acheter le produit, façon de se rassurer sur le caractère de leur émotion et de se rattacher au groupe de tous ceux qui consomment le même produit après avoir éprouvé le même malaise.