Les écoliers reçoivent leur corrigé. « Blaineau, 17 ; Jouan, 15 ½ ; Durand, 14. » Les notes descendent. « Ferchot, 2 ½ ; Berthier, 0 ; Guillon, 0 ; Nicolas, rien. »
Le maître fixe alors ce cancre, et lui dit : « Rien, parce que ça ne vaut même pas zéro ».

Ainsi le maître réfère zéro à une valeur, et il bonifie d'un zéro pointé deux nullards(1). Mais si le zéro gouverne à présent notre quotidien via l'informatique (système binaire), il n'en fut pas toujours ainsi. Pourtant, l'homme compte depuis la nuit des temps.

Moravie, 1936. L'archéologue Karel Absolon découvre(2) un péroné de jeune loup marqué de 55 encoches groupées cinq par cinq. L'os a 30 000 ans. Sans-doute une entaille correspondait-elle à une proie. Cet appariement fut le premier calcul ; et la main ayant cinq doigts, l'homme compta en base cinq. Par cette méthode les bergers compteraient leur troupeau sur des bâtons : I, II, III, IIII, /… Les chiffres romains en proviennent.

Avec dix doigts nous avons le système décimal ; en y ajoutant dix orteils, celui vigésimal. Et en combinant doigts et phalanges les Sumériens fondèrent le système sexagésimal.
Au départ, les hommes ignoraient le zéro. Ils n'en avaient pas besoin. Égyptiens et Romains vécurent sans lui ; et les Grecs n'en voulurent pas.

Os d'Ishango (35 000 ans)

Héritière de Sumer, Babylone chiffrait en base 60, mais ne représenta ses nombres que par deux symboles : | un clou, et < un chevron, pour ses séries allant de 1 à 60, de 60 à 600, de 600 à 3 600, etc. Leur valeur entière ou fractionnelle et leur ordre de grandeur n'étaient pas marqués.

Le signe | peut désigner le nombre 1, ou 60, ou \(\frac{1}{60}\), ou toute puissance de 60 positive ou négative. Il en est de même pour tous les autres nombres : || peut désigner 2, ou \(2 \times 60\), ou \(\frac{2}{60}\), etc.

— Christine Proust, Le calcul sexagésimal en Mésopotamie

chiffres babyloniens

Marchandises, impôts, la nécessité engendra les comptes. Les Babyloniens calculaient sans peine sur leurs abaques(3) à palets de pierre. Mais en reportant dans l'argile les résultats était apparue l'ambiguïté de lecture. Ils espacèrent alors les symboles dont la juxtaposition induisait l'œil en erreur. Ces vides écartèrent l'obstacle. Le nombre 61 s'écrirait | |(un espace séparant les soixantaines des unités, pour différencier, ici 61 et 2). Le zéro était né. Puis ces espacements furent rendus par un double clou oblique :

Zéro Babylonien (marque-place)

Ce symbole aurait désigné un nombre se soustrayant à lui-même. Des tablettes d'argile originaires de Kish avaient déjà eu, au VIIe avant J.-C., de tels séparateurs. Chez toutes l'espace figurait toujours entre deux signes, jamais à la fin. Ce premier zéro supprima la confusion et facilita la notation des fractions. Ce n'était pas un nombre, mais un marque-place. Il était néanmoins un progrès mathématique. Nous aurions gagné à l'intégrer.

Hélas les Grecs puis les Romains rejetteraient cette avancée car la pensée aristotélicienne refusait le vide.

Ex nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti
Rien ne peut venir de rien, ni retourner au néant

— Lucrèce

Ils s'en tiendraient à l'usage archaïque des Égyptiens. Mais les Grecs tricheraient. Ils passeraient aux mathématiques babyloniennes pour résoudre leurs calculs complexes, puis en convertiraient les résultats dans le système grec. Ce serait on ne pouvait plus lourd, mais les dogmes bafouaient l'intelligence, et la contraignaient à biaiser(4). Si Démocrite et les atomistes avaient tenu la dragée haute à Euclide ou Aristote, le zéro aurait obtenu son visa. Mais puisque l'Europe ne voulut pas de lui, Zéro partirait en Inde, où il deviendrait le grand Zéro, le beau Zéro, avec son vide et son infini !


  1. (1) Zéro, c'est mieux que rien. Si vous dites « Je suis un aventurier » et qu'on vous réponde « T'es même pas une moquette », l'on vous refuse même l'état d'acarien. Mais si l'on vous hurle « Pauvre zéro ! » votre vide apeure votre offenseur : vous l'aspirez vers l'Abîme.
  2. (2) Dolních Věstonic, 19-8-1936.
  3. (3) Le boulier en est le représentant le plus connu.
  4. (4) Il en fut ainsi, jadis.