Dès l'école primaire, les enfants apprennent à compter, puis à calculer. Cela leur cause parfois quelques soucis, mais en général ils y arrivent. Pourtant, devenus à peine plus grands, les voilà qui se sentent désarmés sans la calculette ! Les parents se désolent, sans avouer qu'eux-aussi le plus souvent sont effrayés devant ces chiffres abscons.

Le calcul, c'est comme le vélo, quand on a appris, on n'oublie pas !
Oui, mais faire le tour de France, c'est bien autre chose que savoir faire du vélo et sans entraînement, bonjour les mollets durcis, la selle douloureuse et bientôt l'arrêt par épuisement : contrairement à la pile Wonder qui ne s'use que si l'on s'en sert, si l'on ne fait jamais de calculs(1), on perd presque tous ses moyens(2) et on se retrouve à hésiter, raturer et parfois, dommage ! abandonner.

Comment faisait-on autrefois ?
Le mot « calcul » a la même racine que le mot « caillou »(3) et il y a bien longtemps, dénombrer les troupeaux ou les guerriers perdus dans la bataille(4) pouvait s'effectuer en symbolisant les animaux ou les guerriers par un certain nombre de cailloux. Comme vous comptez les points au babyfoot avec un boulier à une seule tige.
Le tout premier apprentissage se fait toujours avec un support matériel de jetons, de bûchettes ou de cailloux, et on récite en litanie 1, 2, 3…

Dénombrer… fastidieux hélas ! Saisir des données statistiques n'est pas plus réjouissant, mais l'utilisation des données a fait des bonds de géant !

Puis on quitte le dénombrement simple, les enfants apprennent progressivement le principe de chacune des quatre opérations, à les « poser » proprement, à ne pas oublier les retenues, à mémoriser et utiliser les tables de multiplication. Les enfants, pour leurs premières additions, comptent naturellement sur leurs doigts, puis seulement pour les retenues. Ils peuvent aussi apprendre avec leurs doigts la table de multiplication par 9. Rares sont ceux qui savent retrouver, toujours avec les doigts, les tables de multiplication au delà de 5. S'ils savaient que les Égyptiens et les Russes peuvent ne connaître que la table de 2 et s'en sortir très bien en multiplication et même en division(5) !

On a oublié l'usage des abaques : un abaque(6) est le nom donné à tout instrument mécanique plan facilitant le calcul. Le grand tableau noir, notre vieille ardoise, un cahier de brouillon reçoivent la trace éphémère de nos calculs comme autrefois un sol poussiéreux ou le sable du désert.

Multiplication arabe (et plus ancienne,  grecque)

L'abaque grec, ou planche à dessiner, survit donc dans nos écoles. D'autres abaques sont oubliés : outre l'abaque sur lequel on dessine, l'abaque grec, il y avait aussi l'abaque-compteur utilisant des galets ou des jetons ; l'abaque égyptien ou romain ; l'abaque avec des boules coulissant sur des tiges, la grande famille des bouliers, l'abaque formé d'un plateau et de réglettes mobiles, connu sous le nom de bâtons de Napier, assez proche de la disposition arabe de la multiplication en rectangle qui est rarement enseignée, bien qu'elle soit pourtant simple d'usage.

Effectuer une opération, c'est suivre un algorithme(7). Les algorithmes ont supplanté les abaques en Europe au moment de la Révolution française grâce à la généralisation du système métrique, imposé par la République, et au coût moindre du papier. Dès les premiers problèmes(8), les difficultés sont de deux ordres : savoir choisir la bonne opération parce qu'on a reconnu le type de problème et savoir effectuer sans erreur ces opérations. Résoudre la première difficulté paraît ressortir de l'intelligence, tandis que la deuxième apparaît de pure technique et l'idée de mécaniser l'algorithme semble naturelle.

Donc simple machine, tombée en désuétude en Occident, mais non point en Asie : le boulier ! Première machine à calculer(9).

Boulier chinois

Puis Blaise Pascal invente une machine à calculer, la pascaline(10), avec engrenages. La construction coûte cher et le modèle ne se répand guère.

La pascaline de Blaise… Pascal !

Alors pendant des siècles, on utilise des calculateurs humains et des livres de comptes(11) en attendant mieux, comme autrefois les moines copistes furent déchargés par l'imprimerie.

Il existe aussi des courbes abaques, des tables numériques(12) très complètes ou seulement des tables de trigonométrie, des tables de logarithme(13).

Abaque de Smith, mesures sur les lignes
Formulaire autorisé au BEPC, tables trigonométriques et tables numériques de valeurs usuelles

Savoir organiser un calcul et le présenter clairement(14), c'était même une épreuve importante des concours aux Grandes Écoles, épreuve de calcul numérique, dite familièrement « Cunu ».

Pendant ce temps, l'ordinateur faisait ses premiers pas : le PC est encore loin. La programmation est réservée à des initiés, on utilise des cartes perforées, l'imprimante recrache des accordéons interminables de papier(15), l'ensemble complet remplit la salle ou même plusieurs. Il faut attendre les années 1970 pour que se répandent à coût toujours en baisse des calculatrices scientifiques, des ordinateurs dont l'encombrement ne fait que diminuer et la calculette au coût minime aujourd'hui.
L'ordinateur fait aujourd'hui beaucoup plus que calculer, comme permettre d'écrire cet article !

La réflexion théorique sur les algorithmes conduit à la machine de Turing(16), mais les scientifiques et les ingénieurs ont à leur disposition un instrument maniable, la règle à calcul :

règle à calcul

le principe des réglettes coulissantes avec curseur transparent conduirait à un instrument inutile destiné aux additions reconnues faciles… si les graduations ne portaient des échelles logarithmiques ! Et ainsi les multiplications et divisions, même enchaînées, deviennent un simple jeu de glissement, lecture et estimation de l'ordre de grandeur(17). Le matériau utilisé est d'abord un bois de qualité recouvert d'ivoire portant de nombreuses graduations gravées, la précision est nécessaire et ne s'obtient pas sans y mettre le prix ! Bientôt, on trouve des règles à calcul en plastique et le modèle de poche apparaît(18).

L'usage de calculettes peu coûteuses s'est répandu très vite, le moindre téléphone permet également l'emploi des quatre opérations ! Exit la règle à calcul, exit la table de trigonométrie, exit l'extraction douloureuse d'une racine carrée et peut-être exit la division ?
Certes, il y a beaucoup à dire sur ces nouveaux outils et ce sera donc le sujet d'un prochain article !


  1. (1) Dans certains métiers, du bois par exemple, on a encore l'usage du griffonnage sur la planche. Oublions les fanas du calcul pour livre des records !
  2. (2) Encore plus s'il y a des témoins de notre possible déroute.
  3. (3) Quand on souffre de calculs, il ne s'agit pas de souvenirs d'addition, de soustraction, de multiplication et encore de division mal vécues, mais de petits cailloux qui se sont formés et passent mal dans la fine tuyauterie de notre corps.
  4. (4) Chaque guerrier pose un caillou avant de partir, ceux qui reviennent le reprennent, vous savez ainsi l'étendue de vos pertes.
  5. (5) Allez voir dans les sources ces maths amusantes…
  6. (6) De abacus en latin et de abax ἄβαξ en grec signifiant « table à poussière ».
  7. (7) Le mot « algorithme » vient du nom du mathématicien Al Khuwarizmi (latinisé au Moyen Âge en Algoritmi), qui, au IXe siècle, écrivit le premier ouvrage systématique sur la solution des équations linéaires et quadratiques. Un algorithme, très simplement, c'est une méthode. Une façon systématique de procéder pour faire quelque chose : trier des objets, situer des villes sur une carte, multiplier deux nombres, extraire une racine carrée, chercher un mot dans le dictionnaire, etc. C'est un concept pratique, qui traduit la notion intuitive de procédé systématique, applicable mécaniquement, sans réfléchir, en suivant simplement un mode d'emploi précis. On a retrouvé des descriptions exhaustives, utilisées dès l'époque des Babyloniens, pour des calculs concernant le commerce et les impôts.
  8. (8) Problèmes scolaires ou fournis par la réalité.
  9. (9) Là encore avec l'entraînement, la vitesse de certains peut vous stupéfier.
  10. (10) J'ai aussi le souvenir d'une machine de la taille des calculatrices scientifiques actuelles, entièrement métallique, on inscrivait les chiffres aux unités, dizaines, etc. , en descendant ou en montant à l'aide d'un stylet métallique une « chaîne » cachée, en regard d'un affichage de 0 à 9, et un astucieux décalage du stylet en haut de course assurait les retenues en addition ou en soustraction. Un mode d'emploi joint expliquait la multiplication comme addition répétée ou mémorisation progressive des produits partiels. Hélas, je n'ai jamais retrouvé cet objet qui m'avait intrigué et que j'aurais voulu m'accaparer lors d'une expédition non officielle au grenier de ma grand-mère.
  11. (11) À ne pas confondre avec les livres de contes, encore que pour s'endormir…
  12. (12) Les cahiers de brouillon portent souvent en 4ème de couverture ces tables d'addition, de soustraction, de multiplication et de division. La table de Pythagore est aussi bien connue.
  13. (13) Cette fonction mathématique permet de transformer une multiplication en une addition, donc plus abordable par les pauvres humains que nous fûmes. Consultez un cours de terminale.
  14. (14) Qu'il soit exact en plus, normal !
  15. (15) Qui ont fait le bonheur des enfants et des institutrices de maternelle : de quoi faire des dessins par milliers ! Il n'y avait parfois que quelques lignes imprimées.
  16. (16) Qui n'est pas à proprement parler une machine, mais une théorisation de l'exécutant d'un algorithme.
  17. (17) Les nombres sont repérés grâce aux graduations par deux, ou trois chiffres au voisinage de 1, indépendamment de l'emplacement de la virgule. Il faut ainsi estimer si le résultat lu est 2,4 ou 24 ou 240 ou [… ] Deux, voire trois chiffres significatifs sont amplement suffisants dans la vie réelle. La calculette actuelle donne en pratique, pour le commun des mortels du moins, une précision dépourvue de sens.
  18. (18) Les étudiants facétieux sortent parfois la réglette et l'appliquent au dessus de la rainure pour en faire un instrument de musique de potache…

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