La bibliothèque de Borges est-elle infinie ?
Comment Borges propose-t-il d'appréhender l'infini ?
Connaissez-vous La bibliothèque de Babel, de Jorge Luis Borges ? Il s'agit d'une célèbre nouvelle dans laquelle le narrateur décrit une immense bibliothèque. Celle-ci est composée de pièces hexagonales. Chacune possède vingt étagères, chaque étagère porte trente-deux livres, tous du même format : quatre cent dix pages, quarante lignes par page, quatre-vingts caractères par ligne. Les lettres utilisées sont au nombre de vingt-deux, auxquelles s'ajoutent l'espace, la virgule et le point.
La bibliothèque de Babel a une particularité supplémentaire : toutes les combinaisons possibles et imaginables de ces vingt-cinq signes, sur ces quarante lignes, sur ces quatre-cent dix pages existent. Chaque arrangement donne lieu à un volume qu'on trouvera immanquablement sur l'une des étagères, de l'un des murs, de l'une des salles de la bibliothèque de Babel.
Celle-ci est-elle infinie ?
Pour répondre à cette question, il faut noter la chose suivante :
Il n'y a pas dans la vaste Bibliothèque, deux livres identiques.
C'est crucial ! Dans le cas contraire, il suffirait de reproduire toujours le même livre, à l'identique et à l'infini, et l'infini serait alors, si l'on peut dire, atteint.
De plus, rappelez-vous : chaque livre est constitué d'un nombre déterminé de pages.
Des deux points précédents, on peut en déduire (et Borges le note lui-même) : le nombre d'ouvrages quoique très vaste, [est] non infini
.
« Alors ? Alors ? Ça fait combien de livres ? » vous entends-je penser d'ici. Eh bien peu importe, car ce nombre est tellement immense que l'esprit humain ne peut guère l'appréhender. Et de toute façon, je vous rappelle qu'il ne s'agissait pas de la question de départ.
En revanche, ce qui est intéressant, c'est que tous les livres sont là, dans cette bibliothèque. Bien entendu, la majorité d'entre eux n'est qu'une succession de lettres sans aucun sens… Pourtant, perdus dans ce fatras, on trouve nécessairement tous les livres existants : la Bible, l'histoire de l'homme, les écrits de Victor Hugo, les contes de Grimm. Mais également le code civil français, le code civil suisse, la notice d'utilisation du presse-purée PP34 de Seb, tous les articles d'Omnilogie. Votre biographie aussi, racontée dans toutes les langues, dans tous les styles, sous forme de roman, de dialogue, en pièce de théâtre…
Vous commencez à saisir l'envergure de la chose ? Alors ajoutez à tous ces livres ceux qui racontent ce qui n'a jamais eu lieu : toutes les fausses histoires de Jésus – la vraie quelque part aussi ; les romans que Victor Hugo aurait écrits s'il était mort dix ans plus tard… Toutes les vies que vous n'avez pas vécues, toutes les notices d'utilisation mensongères. Toutes les uchronies aussi : l'histoire du monde sans la découverte de l'Amérique par Colomb, celle où Hitler gagna la guerre, celle où il la gagna sans moustache…
Le vertige vous gagne ? Accrochez-vous, car la bibliothèque de Babel contient également les livres décrivant tous les futurs possibles. Les notices de tous les appareils qui seront ou ne seront pas inventés ; la fin du monde ; les fins du monde ; la fin de l'univers… Et bien entendu, votre futur détaillé seconde par seconde, ainsi que l'heure précise de votre mort. Et les futurs que vous ne vivrez jamais…
Mais, me rétorquerez-vous, qu'en est-il des ouvrages de plus de 410 pages ? Ceux-là n'existent pas dans la bibliothèque de Babel ! C'est exact. Et pourtant, si vous pouvez imaginer un livre de – disons – sept cents pages, alors, vous trouverez dans la bibliothèque de Babel un volume des 410 premières pages ainsi qu'un second volume complétant le premier pour atteindre les 700 pages !
La bibliothèque de Babel, bien que d'une taille finie, contient tous les ouvrages possibles et imaginables, dans toutes les langues existantes, qui ont existé ou qui existeront, de tous les événements qui se sont produits, qui se produiront ainsi que de ceux qui ne se sont pas encore produits et ceux qui ne se produiront pas. Comme toutes les combinaisons sont présentes, la bibliothèque contient tout.
Chacun de nous a une vague notion de ce qu'est l'infini. Nous savons que nous pouvons compter sans fin, que l'on peut toujours ajouter 1 à un nombre… Nous savons en théorie ce que signifie l'absence de limites.
Pourtant, la Bibliothèque, toute finie qu'elle est, par la promesse de contenir quelque part et à coup sûr tout livre imaginable, nous fait toucher du doigt la notion d'infini bien mieux que ne pourront jamais le faire les ensembles numériques infinis.