L'obéissance selon Milgram
Peut-on transformer n'importe qui en bourreau comme le suggère l'expérience de Milgram ?
Avez-vous entendu parler de la Zone Xtrême, ce faux jeu télévisuel où le but est de griller votre camarade s'il n'a pas la réponse(1) ? « Oh, les horribles barbares ! », pensez-vous tout en vous demandant comment on peut réussir à infliger des chocs électriques de plus en plus importants à une personne que l'on ne connaît pas… Eh bien, tentons de comprendre le mécanisme qui a poussé ces gens à obéir à des ordres qu'en temps normal, ils auraient refusés.
Remontons un peu en arrière, en 1961 exactement. À l'époque, Adolf Eichmann, un dirigeant nazi qui a eu en charge l'organisation des trains qui transportaient les Juifs vers les camps polonais, est jugé pour crimes contre l'humanité. Il est l'une des nombreuses « personnalités » à dire qu'il n'a fait que suivre les ordres
qu'on lui donnait. Hannah Arendt, une philosophe, assiste à son procès et écrira un livre sur l'obéissance aveugle dont a fait preuve l'homme lors de la Seconde Guerre mondiale, intitulé Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. Elle y explique notamment comment l'instauration du régime nazi a été permise par la destruction de la volonté individuelle.
C'est ici que nous rencontrons Stanley Milgram, qui décide de prouver que dans un cadre donné, l'Homme peut renoncer à sa volonté pour obéir « bêtement ». Nous sommes alors en 1963, à Yale. Le scientifique fait passer une petite annonce dans les journaux, où il demande des volontaires pour réaliser des tests sur la mémoire. Deux hommes arrivent dans une pièce, où Milgram leur explique le principe de l'expérience. L'un d'eux sera l'élève, qui devra apprendre une liste d'associations de mots en un temps donné(2) et les restituer à son coéquipier, qui sera dans le rôle du professeur. Petite précision : pour « renforcer » la mémoire de son partenaire, le professeur devra lui envoyer des décharges électriques de plus en plus importantes – on atteint 450 V(3) ! Ce que l'enseignant ne sait pas, c'est que tout est truqué. L'élève est un complice de Stanley Milgram, qui simule la douleur due à l'électrisation(4) lors de ses mauvaises réponses, tandis que son partenaire n'est pas au courant de la supercherie.
En réalité, l'expérience porte sur la soumission à l'autorité, ici incarnée par le scientifique qui se trouve dans la salle avec l'enseignant en herbe. Lorsque les premiers cris de douleur du cobaye parviennent à ses oreilles, le pauvre bourreau commence à demander s'il ne ferait pas mieux d'arrêter. L'autorité lui répond avec des formules impératives, comme « vous devez continuer » ou « l'expérience exige que vous continuiez », mais si au bout de plusieurs interventions, l'homme désire encore s'arrêter, l'expérience prend fin. Milgram recueille alors ses impressions, ses sentiments, avant de lui révéler que tout était faux.
« Et personne n'a réagi ‽ » vous demandez-vous, à juste titre. En fait, c'est un tout petit peu plus compliqué que ça… Prenons un exemple : quand vous tapez votre doigt de pied contre la porte(5), il a deux réactions typiques : soit vous pleurez de douleur, soit vous vous mettez à rire. Rien de comique ici, et pourtant, vous riez aux éclats, tout ça parce que votre cerveau libère de quoi vous calmer et, en quelque sorte, de quoi anesthésier la douleur. Les professeurs d'un jour font de même : ils ricanent non seulement pour mettre de la distance entre leurs actes et leur morale(6), mais également pour atténuer le dilemme. « Il n'y a aucune rébellion ? » pensez-vous, étonné. Eh non, même si certains enseignants trichent – à savoir tentent d'épargner la personne souffrante en la guidant vers le bonne réponse – ils continuent tout se même à administrer les décharges sous l'œil du scientifique. Même à l'encontre de leur morale, plus de 60% des participants arrivent aux 450V !
Milgram propose plusieurs explications à l'« obéissance contre soi-même » :
- l'autorité de la blouse blanche que représente le chercheur. En effet, on assure que l'expérience est contrôlée par la Science, qu'elle sert d'avancée humaine, etc. Et puis, soyons francs : pourquoi un humain \(\lambda\) se rebellerait-il contre ce qui lui garantit un certain confort matériel et un semblable que la société a reconnu comme « intellectuellement supérieur » ?
- les sujets sont dans un état agentique, où ils se contentent d'effectuer l'ordre qui leur est donné et ne veulent pas réfléchir aux conséquences impliquées ;
- on est habitué dès notre naissance à obéir : petit, on se voit interdire de promener le poisson rouge hors de son bocal(7), à l'école, on respecte les consignes de ses enseignants, puis une fois adulte, celles de son patron et, tant qu'à faire, la législation en vigueur pour ne pas s'attirer d'ennuis ;
- puisque l'on a accepté les conditions de l'expérience, comment justifier l'envie de s'arrêter maintenant que l'élève souffre ?
- même si le sujet est en désaccord avec ce qu'il fait, il parvient à diminuer la tension dont il fait preuve en riant, bougeant, etc. Tant qu'il peut garder la pression sous un certain niveau, il continuera d'exécuter les ordres.
Comment Stanley Milgram a-t-il pu prouver ses hypothèses et ses résultats sont-ils encore d'actualité ? Vous le saurez bientôt !
- (1) ↑ Sinon, je vous conseille vivement de le regarder, sous peine de subir mon courroux sur les treize prochaines générations, mais surtout de passer à côté d'une expérience qui vaut le coup d'œil.
- (2) ↑ Par exemple, vous avez « chien jaune ». Le professeur vous donne « chien » et vous devez donner « jaune ».
- (3) ↑ En France, la tension que vous avez sur vos prises est de 230 V.
- (4) ↑ Quand on « prend le jus » sans mourir, on est électrisé. Si en revanche, vous décédez au cours de cette « expérience », on vous dira électrocuté.
- (5) ↑ Si cela ne vous est jamais arrivé, Murphy vous porte dans son cœur !
- (6) ↑ Pour les éventuels philosophes qui me liront, mettons-nous bien d'accord : nous ne chercherons pas à savoir si ce terme est bien employé !
- (7) ↑ Ou dans un registre plus terre à terre, de piquer les jouets de ses camarades.