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Maintenant que vous maîtrisez le principe de l'expérience de Milgram, ainsi que les hypothèses formulées pour expliquer le comportement de ses cobayes, tentons de décortiquer les résultats de son expérimentation avec la rigueur scientifique qu'il convient d'utiliser. Autant dire que vous êtes mal parti…

Prenons la variante où le « scientifique » représentant l'autorité quitte la salle d'essais. Vous vous souvenez que la moyenne des chocs reçus est de 400 V quand il est présent ? Eh bien, tenez-vous bien ! Elle passe en dessous des 275 V, preuve que nos concitoyens – et par extension, soi-même – sont bien influencés par la blouse blanche !
Vous voulez une nouvelle preuve ? Milgram a mis en contact visuel professeur et élève dans la pièce. Les chocs ont de nouveau diminué, même s'ils restent plus élevés que précédemment, vu que le scientifique n'a pas quitté la pièce pour admirer le ciel à l'extérieur… Ensuite, il va jusqu'à obliger le professeur à maintenir la main de l'élève sur la plaque lui donnant des électrochocs. Croyez-le si vous voulez, mais le véritable cobaye de l'expérience se trouve très mal à l'aise, tellement mal qu'il ne dépasse pas 270 V en moyenne.
Bon, une petite dernière, votre curiosité me plaît bien. Imaginez maintenant que le scientifique est présent, que le sujet n'est pas en contact avec l'élève et qu'on lui permet de fixer le choc qu'il administre en cas de mauvaise réponse, sans obligation d'augmenter graduellement. Cette fois, on dépasse à peine les 82 V, quand ça commence à faire plus que chatouiller.

« C'est très bien, mais des gens ont réellement osé refaire une telle expérience depuis ? ». Eh bien… Oui. Souvenez-vous, récemment, un documentaire appelée La Zone Xtrême, le pseudo jeu où vous pouvez gagner un million d'euros si vous et votre « élève » réussissez à trouver les combinaisons. Chez Milgram comme dans ce show, le but est de faire griller votre camarade s'il répond mal, les chocs augmentant graduellement jusqu'à le faire disjoncter(1). Mais, car il y en a un, les conditions ne sont pas tout à fait les mêmes. Par exemple, il y a la présence d'un public – plutôt normal pour un jeu télévisuel – et une présentatrice en lieu et place du scientifique originel. Les candidats sont également choisis parmi des personnes n'ayant jamais cherché à faire partie d'un concept télévisé.
« Qu'est-ce que ça peut bien changer à l'affaire ? » pensez-vous intrigué. C'est une saine réaction. Disons que lorsque vous débutez totalement dans le monde de la télévision, avoir droit à des séances de maquillage, aux lumières du plateau, à la foule, à la présentatrice… Ça peut impressionner, à juste titre(2) et entraîner une sorte de transfert sur ceux qui vous guident dans ce monde étrange, à savoir… la présentatrice. Elle devient l'incarnation de ce que l'on doit faire ou non sur le plateau, du comportement que l'on doit adopter, etc. Et pire encore, c'est elle qui décide à votre place, puisqu'elle est dans son élément. Et avouez qu'être encouragé par le public peut difficilement laisser indifférent quelqu'un, surtout quand il n'est pas familiarisé avec les bains de foule.
Quels résultats ont été obtenus ? Plus de 80 % d'obéissance presque aveugle à l'animatrice jusqu'à la décharge finale, à mettre en balance avec les 60 % obtenus par Milgram en son temps. Conclure que la télévision a surpassé la science est un peu rapide… Certes, les résultats sont plus terrifiants, mais il faut aussi voir que les conditions de l'expérience ne sont pas identiques : chez Milgram, vous êtes seul avec le scientifique, ici, vous affrontez le regard d'un public clamant « Le choc, le choc ! » derrière vous. Et puis, dans le premier cas, vous ne faites pas réellement cela pour la somme – 4,5 dollars(3) ! –, alors que là, on vous parle d'un million d'euros… Bref, comparer les deux résultats est presque aussi aberrant que de comparer la puissance d'une petite Volkswagen à celle d'une BMW !

Pour finir en beauté, citons quelques dignes descendants de Milgram, aussi bien scientifiques qu'artistiques :

  • L'expérience réalisée à Palo Alto en 1967(4) par Ron Jones. Le professeur met en place une nouvelle méthode pour s'asseoir – mains dans le dos, pieds à plat, dos droit… – afin d'« améliorer la concentration » de ses élèves, les oblige à se lever pour répondre et fait des discours sur l'importance de la communauté sur l'individu seul. En une semaine, l'aimable classe s'est muée en un groupe obéissant aveuglément à son leader – ici, le professeur –, sans chercher à comprendre si les actes qu'il leur demande d'effectuer sont bien ou non.
  • L'expérience de Stanford, menée en 1971 par Philip Zimbardo. Cette fois, on prend des jeunes gens que l'on divise en « gardiens » et en « prisonniers ». On constate alors que les chefs de la prison deviennent des tortionnaires en puissance, montrant que l'on s'intègre dans la peau qu'on nous demande de jouer, et que l'on peut rester une victime si on nous demande d'agir ainsi. Cette expérience sera rapidement arrêtée quand Zimbardo verra qu'elle lui échappe peu à peu.
  • La Vague, un film s'inspirant directement de l'expérience faite à Palo Alto. On y voit Rainer Wenger, un professeur sympathique à l'égard de ses élèves, qui peuvent le tutoyer tout en le respectant. Dans le cadre d'une semaine thématique à propos de l'autocratie, il met en place une expérience tout en demandant s'il serait aujourd'hui possible d'instaurer une nouvelle dictature en Allemagne. Au bout d'une semaine de cours, la réponse est assez catégorique : peu de gens se sont rebellés contre l'autorité mise en place, le groupe créé – appelé la Vague – se fait connaître à l'extérieur de la classe, etc. Ce film permet de voir une application romancée de l'expérience de Palo Alto, couplée aux explications de Milgram quant à l'obéissance dont font preuve les élèves envers leur professeur.

Finalement, que peut-on retenir de ces diverses expériences et variantes ? Simplement que même « civilisé », notre comportement n'est pas si simple. La preuve : n'importe qui, y compris des personnes ayant fait de longues études – donc susceptibles d'être plus informées – se sont révélées de véritables bourreaux ; il ne suffit que de modifier nos conditions de vie ou de se trouver face à une autorité « compétente », et nous voilà prêts à exécuter n'importe quel ordre sans provoquer de rébellion.
Je ne peux, après ces deux omnilogismes, que vous conseiller vivement de ne pas vous fier à une personne sous prétexte d'une supériorité intellectuelle dans un domaine précis. Ah oui, n'oubliez pas de détacher votre petit frère / cousin / ami du siège, il serait dommage qu'il serve de cobaye à vos expérimentations…


  1. (1) D'après ce que j'en sais, ce n'est pas simple, mais faire brûler un neurone est relativement aisé !
  2. (2) Le premier qui ose prétendre que je suis allergique à la foule se verra contraint de me servir de cobaye.
  3. (3) Précisons toutefois qu'à l'époque, le salaire moyen était de 25$. Imaginez un peu l'affaire que vous faites !
  4. (4) Elle est d'ailleurs contestée de par le peu de témoignages contemporains et des articles tardifs publiés par Ron Jones à son propos.