Pour les « jeunes » comme moi, le terme d'essence sans plomb est étrange. Décrire un produit en indiquant ce qu'il ne contient pas semble stupide. « Bonjour, je voudrais des frites sans uranium », « Passez-moi un ordinateur portable sans légumes », « Oh non, j'ai cassé ma trottinette sans papier peint ! »

Bref. Comme on s'en doute, il y a une raison pour une telle hérésie sémantique : l'essence au plomb a très longtemps existé.
Mais pourquoi ajouter du plomb ? Il y a des raisons thermiques et chimiques que je n'explorerai pas en détail : sachez juste que l'utilisation de plomb en tant qu'additif permet de mieux contrôler la combustion (et accessoirement, d'éviter l'explosion du moteur à partir d'une certaine puissance) et donc de fournir plus de puissance. À l'époque déjà, on connaissait la toxicité du plomb et sa tendance à s'accumuler dans le sang, les os et le cerveau causant hallucinations, attaques, cécité, problèmes cérébraux, folie, coma et mort (ce qui n'empêchait pas que l'on se serve du plomb partout : canalisations, peintures, etc.)

La nouvelle essence « au plomb » fut un succès sans précédent, contribuant à la création d'une des plus grosses entreprises de l'époque, Ethyl.
Malgré d'importants soucis parmi les employés de la plus grosse usine d'Ethyl(1), Ethyl resta en place et en 1963, on la retrouve dans 98 % des pompes à essence américaines.

En 1965 toutefois, un géochimiste nommé Patteron, recherchant l'âge de la Terre, découvrit de fortes anomalies dans ses échantillons : ceux-ci contenaient 200 fois plus de plomb que la normale. Rapidement, Patterson comprit que la contamination était globale et due au tétraéthylplomb – l'additif utilisé dans l'essence. Mis au ban de la société par de puissants lobbys, il effectuera le premier carottage au Groenland, prouvant que le niveau de plomb dans l'atmosphère était supérieur d'un facteur mille à l'ère pré-ethyl. Enfin, il montra que la quantité de plomb dans les os humains était des centaines de fois supérieure à nos ancêtres. Le plomb ne se décomposant pas, ce sont environ sept millions de tonnes de particules de plomb qui ont été envoyées dans l'atmosphère pour ne jamais disparaître.

Les gouvernements réagirent rapidement, et en 1986 les moteurs au plomb avaient disparus de l'Amérique. Il faudra attendre 2001 pour que la Communauté Européenne fasse de même (de nombreux pays avaient toutefois pris les devants).

Pour finir sur une note tristement ironique : l'utilisation de tétraéthylplomb permet effectivement d'améliorer les moteurs mais d'autres additifs (bien moins toxiques) ont le même effet… Toutefois, ils sont beaucoup plus simples à produire, et donc non brevetables. La production de tétraéthylplomb était donc bien plus rentable, au mépris de la santé publique ! La leçon est-elle apprise ?


  1. (1) Surnommée « la maison des papillons », pour la fâcheuse propension des employés à reporter des intrusions (hallucinogènes) d'insectes, et dont les statistiques indiquent un nombre anormalement élevé de « mort car travaillant trop ».

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