Avant de lire cet article, assurez-vous d'avoir lu l'épisode précédent !

Dans les deux épisodes précédents, les ensembles infinis rencontrés sont tous dénombrables : \(\mathbb{N}\), \(\mathbb{Z}\), \(\mathbb{Q}\), tous ont le même cardinal \(\aleph_0\).
Ça devient lassant ! Ça finit par faire « petit », et un indice \(_0\) en plus…
Y a-t-il un infini plus grand que \(\aleph_0\) ?

Si on signale avec un point noir chaque entier, disons relatif, sur une droite graduée, on voit bien les trous !
Regardons à la loupe entre 0 et 1.

Sur ce segment \([0;1]\), on ajoute la toute petite famille des demis, puis les familles – de plus en plus nombreuses – des tiers, des quarts, des cinquièmes, des sixièmes et ainsi de suite(1), le segment noircit et on ne voit plus rien ! Et pourtant si ! il en reste, des trous !

Quelques précisions sont nécessaires d'abord :

  • Un nombre décimal, entre 0 et 1, s'écrit \(0,\ldots\) sa partie décimale peut être très très longue, mais elle doit s'arrêter quelque part : la partie décimale a un nombre fini de chiffres.
  • Un nombre rationnel est un quotient d'entiers(2) et son écriture décimale est parfois infinie – essayez la division par 6 – mais son écriture décimale est remarquable, elle est, à partir d'un certain rang, périodique, c'est-à-dire se répète comme par exemple a = 0,672 193 219 321 93… la période est 2193 et commence ici au 3ème rang après la virgule.
  • Un nombre réel a lui aussi une écriture décimale(3) finie ou infinie, périodique ou pas périodique…

Ça existe des nombres réels qui ne sont pas rationnels, des irrationnels(4) ?
J'en sors un tout de suite de mon grand chapeau :
0,123 456 789 101 112 131 415 161 718 192 021 222 324 252 627 282 930 313 233…
Je l'ai construit un peu artificiellement en écrivant la suite des entiers, il ne reste qu'à continuer(5), mais je suis certaine que les chiffres ne se répètent jamais !
Mais vous connaissez tous de très célèbres irrationnels ! le fameux \(\pi\) ou le plus courant \(\surd\overline{2}\), mesure de la diagonale d'un carré de côté 1(6).

Ça ne répond tout de même pas à notre question : l'ensemble \(\mathbb{R}\) est-il beaucoup plus grand que \(\mathbb{N}\) ? A-t-on enfin un infini vraiment plus grand que \(\aleph_0\) ? plus grand que le dénombrable ?

Oui, enfin ! \(\mathbb{R}\) est un ensemble infini non dénombrable. On dit qu'il a la puissance du continu(7).
Je le dis et je le prouve par l'absurde(8) : supposons que l'ensemble \(\mathbb{R}\) soit dénombrable, on peut numéroter tous les réels, on va se contenter de numéroter les réels du segment \([0;1]\).
Et voilà de mon grand chapeau, je sors un nombre réel qui a été omis de la liste de tous les réels de \([0;1]\) : Ce nombre omis s'écrit \(0,\ldots\) ;

  • le premier chiffre après la virgule du nombre omis est le complément à 9(9) du premier chiffre après la virgule du premier nombre réel de ma liste ;
  • le deuxième chiffre après la virgule du nombre omis est le complément à 9 du deuxième chiffre après la virgule du deuxième nombre réel de ma liste ;
  • le troisième chiffre après la virgule du nombre omis est le complément à 9 du troisième chiffre après la virgule du troisième nombre réel de ma liste ;
  • le quatrième chiffre après la virgule du nombre omis est le complément à 9 du quatrième chiffre après la virgule du quatrième nombre réel de ma liste ;
  • le cinquième chiffre après la virgule du nombre omis est le complément à 9 du cinquième chiffre après la virgule du cinquième nombre réel de ma liste ; et \item ainsi de suite…

Le nombre réel ainsi construit est différent par au moins un chiffre de tous les nombres réels de la liste, il n'appartient donc pas à la liste de tous les réels de \([0;1]\) : c'est absurde ! C'est donc impossible de numéroter tous les nombres réels de \([0;1]\)… et \(\mathbb{R}\) est un ensemble infini non-dénombrable ! Il a la puissance du continu.

Ceux qui ne sont pas fatigués – s'il en reste ? – peuvent se poser encore des questions intéressantes :

  • Existe-t-il un infini intermédiaire entre le dénombrable et le continu ?
  • Existe-t-il des infinis plus puissants que le continu ?

Bien que Cantor(10) ait supposé qu'il n'y a pas d'infini intermédiaire entre \(\aleph_0\) et le cardinal du continu, qu'il a nommé alors \(\aleph_1\), Gödel a ensuite démontré que la réponse à cette première question est indécidable !
La deuxième question est plus simple et appelle une réponse positive : si un ensemble E est infini, alors l'ensemble des parties de E est un infini strictement plus grand, c'est-à-dire qu'on ne peut pas établir de bijection entre E et l'ensemble des parties de E. Donc comme la mise en abîme de la Vache qui rit, mais à l'inverse, vous pouvez imaginer des infinis de plus en plus grands…
Vous risquez sérieusement de vous y perdre pour de bon !

Le dernier article concernant l'infini sera plus reposant, je ne voudrais pas abuser de votre infinie patience !


  1. (1) On énumèrera bien tous les rationnels entre 0 et 1, avec même des répétitions \(\frac12 = \frac24\). On peut aussi omettre toutes les fractions simplifiables, on aura le rangement des rationnels sur le segment \([0;1]\), c'est bien dénombrable tout ça… on n'en sort pas !
  2. (2) Ce quotient est représenté par toute une famille de fractions, dont une irréductible. Vive les Gaulois ! Les fractions gauloises ? non ! les irréductibles Gaulois, voyons !
  3. (3) Unique, si on n'autorise pas celles qui se termineraient, à partir d'un certain rang, par une file infinie de 9. On dira que \(0,7529999999\ldots = 0,753\) !
  4. (4) Remarquez bien que chaque fois qu'on a créé de nouveaux nombres, l'humanité méfiante leur a donné des noms péjoratifs : aux naturels, on a ajouté les négatifs, aux rationnels (la raison et le ratio) on a ajouté les irrationnels, aux réels on ajoutera les complexes !
  5. (5) Construire en maths, c'est expliquer et justifier ce qu'on fait, et ne pas se contenter de donner une réponse.
  6. (6) Prouver que \(\surd\overline{2}\) n'est pas le quotient de deux entiers, c'est faisable en pensant en arithmétique à la décomposition de tout entier en produit de facteurs premiers, mais l'irrationalité de \(\pi\), c'est trop coton ! et j'en suis bien incapable !
  7. (7) Il faut dire qu'on est impressionné ! et le dénombrable se sent un peu faible.
  8. (8) Un raisonnement par l'absurde consiste à prouver une chose en prouvant que le contraire est impossible, absurde !
  9. (9) Le complément à 9 de 0 est 9 car 0+9=9 ; le complément à 9 de 1 est 8 car 1+8=9 ; le complément à 9 de 2 est 7 car 2+7=9 et ainsi de suite.
  10. (10) C'est l'hypothèse du continu posée par Cantor.