La tradition rapporte qu'Homère aurait été aveugle. Comme d'ailleurs Tirésias, le devin qu'Ulysse rencontre dans le royaume des morts.
On raconte aussi que, dans un geste rare de solidarité familiale, Castor et Pollux auraient frappé de cécité le poète Stésichore, qui aurait osé ironiser sur la petite vertu de leur sœur, la fameuse Hélène de Troie(1).
L'œil unique du cyclope Polyphème est aveuglé par la lance d'Ulysse.
Et puis, on se souvient aussi d'Œdipe qui, se découvrant à la fois parricide et incestueux, se creva les yeux dans une ultime tentative d'expiation.
Et ceci pour s'en tenir seulement aux exemples les plus fameux car, on l'aura compris, on n'en finirait pas d'énumérer les cas de cécité partielle ou totale, subie ou infligée, qui émaillent la tradition grecque(2).

Mais tout cela n'était rien encore en comparaison des mutilations à grande échelle dont se rendit coupable, en 1014, Basile II, empereur de Byzance et dépositaire à ce titre d'une culture héllénique multiséculaire(3).
Alors que depuis plusieurs siècles des Bulgares slavisés étaient parvenus à constituer et à faire reconnaître un état autonome sur le sol de l'Empire byzantin, Basile II mit un terme sanglant à leurs tentatives expansionnistes. Cueillant à froid dans la passe de Kleidion (au sud-ouest de l'actuelle Bulgarie) la totalité de leur armée (soit tout de même 14 000 soldats), il réserva à ces hommes un châtiment exemplaire. Il fit aveugler tous les prisonniers, à l'exception d'un homme sur cent qu'il se contenta d'éborgner, de manière à ce qu'il puisse guider les autres jusqu'au tsar de Bulgarie, Samuel 1er. Celui-ci mourut d'ailleurs d'une crise cardiaque à l'instant même où il vit ce pitoyable spectacle. Basile II y gagna le surnom de Bulgaroctone (soit, en grec, le tueur de Bulgares) et l'enthousiasme indépendantiste des Bulgares s'en trouva douché pour de nombreuses années. Comme on les comprend !

Quant à l'acte de barbarie de Basile II, que faut-il y voir ? Un hommage macabre et tardif à ces cécités multiples que les Grecs s'étaient plus autrefois à imaginer ? Un raffinement de cruauté conçu par un esprit dérangé ? Ou, plus trivialement, une stratégie déjà éprouvée par le passé : repousser les limites de l'abomination pour frapper l'ennemi de stupeur et hâter sa reddition ?
Dans tous les cas, voilà encore une preuve, aveuglante(4) s'il en est, du naturel bon de l'être humain et de la douceur du sort qu'il se plaît parfois à réserver à ses semblables.


  1. (1) Pour la petite histoire, Stésichore se rétracta ensuite et écrivit des vers où Hélène de Troie était dépeinte au contraire sous les traits d'un parangon de vertu. Castor et Pollux, touchés, lui rendirent la vue. Comme quoi, rien n'est jamais mieux rétribué qu'un bon vieux mensonge associé à une bonne vieille lâcheté.
  2. (2) Et dire que, tous autant qu'ils étaient, ils n'avaient même pas la consolation de se réjouir de la réduction drastique de leurs frais d'ophtalmologie.
  3. (3)

    Il y a en effet une sorte de continuité ininterrompue entre la Grèce dite classique et l'Empire Byzantin (610-1453) :

    1. Parce que la péninsule balkanique et la partie de l'Asie Mineure qui constitueront grosso modo l'aire géographique de l'Empire Byzantin, outre qu'elles comprenaient la Grèce à proprement parler, avaient été entièrement hellénisées par Alexandre le Grand (vers 336-323 av. J.-C.)
    2. Tout ce secteur avait été ensuite incorporé au IIe siècle av. J.-C. à l'Imperium Romanum, lui-même largement pétri de culture grecque.
    3. Il devient Empire Romain d'Orient en 395 ap. J.-C. puis, après l'invasion de Rome par les barbares d'Alaric et la disparition subséquente de l'Empire Romain d'Occident (476), le seul foyer de diffusion de la culture grecque et latine.
    4. Après que l'Empire Romain d'Orient fut devenu Empire Byzantin, son caractère hellénique se renforça encore davantage : ainsi, entre le VIIIe et le XIe siècle, la langue grecque devient la langue officielle de l'Église et de l'État.

    Tout cela pour dire que l'abominable Basile II était une sorte de Grec dégénéré ? Ben, oui.

  4. (4) Cet article flirte allègrement avec le mauvais goût. Mais je tiens à préciser toutefois qu'aucun aveugle n'a été maltraité pour les besoins de sa rédaction. Mieux, l'anecdote du Bulgaroctone a beaucoup amusé un ami qui vit dans des ténèbres à peu près totales et auquel les dieux, dans un geste de compensation tout homérique, ont accordé, sinon le don de la divination, du moins celui de l'inspiration poétique.