Quand on lit L'Éducation sentimentale, on a le sentiment que la volonté qu'a Flaubert de saisir chaque instant dans sa vérité, de le décrire au plus près de ce qu'il est, finit par nuire sérieusement à la progression dramatique du récit. La durée s'étire et l'action n'avance plus. Vu sous l'angle de la structure romanesque, c'est un peu fâcheux : la construction est lâche, la tension dramatique sans cesse contrariée… En revanche, d'un point de vue stylistique – ou artistique – au sens large, on peut apprécier là l'un des états les plus poétiques de la prose.
En même temps, une chose n'exclut pas l'autre, puisque dans Madame Bovary, Flaubert associe à ces mêmes moments d'apesanteur descriptive(1) une progression dramatique très serrée : l'adultère consommé avec Rodolphe préfigure sa réitération avec Léon, préparant à son tour le suicide d'Emma. De manière générale, on s'achemine méthodiquement vers le désastre.
On peut se dire aussi que ces lenteurs et ces bifucartions de L'Éducation sentimentale ne conviennent pas si mal à son sujet, puisqu'il y est finalement question de la vie en rêve de Frédéric Moreau, des bonheurs qu'il se promet et de la destinée qu'il voudrait s'inventer. Le roman avance au rythme de son imagination et non au gré de ses actions, d'où les à-coups et les regards rétrospectifs où le passé se teinte de toute la mélancolie du présent.
Parmi tant d'autres, on peut isoler plus précisément quelques procédés d'écriture qui aboutissent à cette suspension de l'action et, de manière générale, à ce que Gérard Genette appelle avec bonheur l'évasion du sens dans le tremblement indéfini des choses. Ils sont caractéristiques de l'écriture de Flaubert en général, même si les exemples qui suivent sont tirés de l'Éducation Sentimentale en particulier.

C'est d'abord l'utilisation fréquente d'articles indéfinis (comme un, des…), d'adjectifs (certains…) ou de locutions verbales (il semblait, on aurait dit…) qui confèrent à la phrase un degré important d'indétermination :

En de certains jours, pourtant, une indignation le prenait contre lui-même.

— l'Éducation Sentimentale

C'est aussi cette manière de donner aux rêveries des personnages la même consistance que la réalité, de peindre avec force détails matériels, ce qui ne devrait avoir que les contours diffus du songe. On peut le voir dans cette rêverie de Frédéric Moreau où intervient Madame Arnoux :

Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d'un yacht parmi les archipels bleus.

— ibid.

C'est ensuite un type d'accumulation qui met sur le même plan des sensations concrètes, physiques et des impressions plus diffuses, plus cérébrales.

Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues.

— ibid.

Enfin, les comparaisons, souvent belles et excessivement simples, aboutissent à une suspension du temps, arrimées à la conjonction comme, si fréquente chez Flaubert. Le et, associé à l'imparfait et consécutif à l'évocation d'une succession d'actions, vient souvent clore un paragraphe en mettant en valeur un détail particulier ou une image poétique. Ces effets, souvent présents séparément chez Flaubert, se trouvent réunis dans cette citation :

Le large trottoir, descendait, facilitait sa marche, la porte tournait presque d'elle-même ; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l'intelligence d'une main dans la sienne.

— ibid.

Tous ces procédés (ou presque) sont brillamment pastichés par Proust dans Pastiches et Mélanges(2).


  1. (1) C'est ce que l'on peut faire de mieux en matière d'images, dira Nabokov.
  2. (2) Vous pouvez par exemple lire « L'affaire Lemoine par Gustave Flaubert ».