Les lecteurs de Gustave Flaubert connaissent l'harmonie qui se dégage de ses textes : une prose à la limite du poétique, sans rimes ni pieds mais pleine de nuances et de subtilités. Chaque phrase est patiemment construite, articulée pour faire passer un message clair et riche de sens sans trébucher sur des mots qui briseraient le rythme de la phrase et du récit. Chacune des actions décrites par Flaubert est une photographie, un art proche du fantastique qui consiste à relater avec les mots les plus appropriés un panorama grandiose ou une scène importante :

Ce fut un vacarme qui s'élança d'un bond, monta en crescendo avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovary ! Charbovary !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand'peine, et parfois qui reprenait tout à coup, sur la ligne d'un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.

— Madame Bovary, Flaubert

Mais une telle maîtrise de la langue française n'est pas innée ; Flaubert – comme tous les écrivains – ne pouvait pas traduire directement en mots sa pensée. Ses manuscrits sont remplis de ratures, chaque nouvelle version condensant des pages entières en quelques phrases, parfois même quelques mots qu'il tente de rendre le plus justement possible.

Et c'est là qu'arrive le mythique gueuloir de Flaubert, qui lui permit de miniaturiser son œuvre sans perdre en subtilités. L'utilité théorique du lieu est connue de tous, popularisé par le journal des Goncourt et la biographie de Flaubert par Maupassant, mais les détails matériels manquent. Certains pensent que ledit gueuloir se trouvait dans le bureau, d'autres le situent au fond du jardin, tandis que certains affirment que la bonne de Flaubert servait de public.

Mais fi des faits, focalisons-nous sur la légende. Flaubert s'interrompait régulièrement pour gueuler (d'où le nom de gueuloir) ses textes, les mettant à l'épreuve de l'oral pour vérifier la cohérence et la pureté de chaque proposition : les phrases mal écrites ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie.

Mais attention, on ne parle pas ici d'une simple déclamation orale, ou d'une lecture plate et morne : le mot gueuler prend toute sa dimension, déployant les décibels, laissant Flaubert les poumons en feu. Cela vous paraît ridicule ? Essayez pourtant un jour d'hurler votre prose : chaque mot mal placé, chaque proposition abruptement amenée, chaque adjectif hors de propos est un écueil à la lecture, une pierre qui irrite le larynx et rompt l'enchantement littéraire.
Preuve – s'il en fallait – du lien entre écriture et lecture, lecture et oral, oral et entente, et enfin entente et appréciation d'un rythme ou d'un son.