: Je viens de lire une histoire aux enfants… un conte sans ambition, aux héros bons et aux méchants diaboliques… Et pourtant, cette historiette avait l'air de leur plaire. Cela m'a fait réfléchir… Dans mon adolescence, je lisais des livres qui n'étaient pas beaucoup plus complexes : de gentils elfes se battant contre de méchants orques… Oh, il y avait une dimension morale qui venait s'ajouter, mais in fine on savait déjà comment tout allait se terminer. Sommes-nous trop vieux pour trouver des histoires qui nous fassent rêver, qui nous surprennent comme dans notre jeunesse ?
: Historiette, histoire… L'étape suivante me paraît pourtant toute indiquée : c'est l'Histoire avec un grand H. Elle recèle d'anecdotes et de manipulateurs qui ne pourront que résonner dans ta vie… pour la simple raison qu'Elle a été écrite par des hommes et des femmes comme nous. Laisse-moi par exemple te raconter une histoire… Voilà, pose ta tête sur l'oreiller, ferme les yeux et laisse-toi bercer… Je ne garantis pas cent pour cent d'authenticité, mais je promets une histoire pour rêver.
Te voici dans l'Europe médiévale. Mon histoire commence en 1198… mais pour bien la comprendre, il va me falloir remonter quelques années. En 1125, plus précisément.
: Qu'importent les dates ! Tu m'as promis du rêve, n'essaie pas de me vendre un livre d'histoire…
: Tu as raison. En ces temps-là, le bon empereur de Constantinople se morfond. Héritier d'un empire quasi-millénaire construit sur les apprentissages des Grecs et des Romains, il est à la tête du monde civilisé. À l'ouest, c'est l'Europe barbare, embourbée dans ses notions de féodalité. À l'est, les musulmans, des infidèles qui rejettent la vraie foi et qui posent énormément de problèmes à notre empereur. Après tout, pourquoi serait-il le seul à se battre en permanence pour rejeter la menace qui plane aux frontières de l'Europe ? Il est usé de ses combats, et décide que ses « amis » catholiques (lui-même est orthodoxe) se doivent de participer à l'effort de guerre. Il envoie donc un message au pape demandant des mercenaires et des gardes pour maintenir l'ennemi au loin. Mal lui en prit ! Sans le savoir, en lançant cet appel, il allait lancer une cascade d'évènements qui dureraient plusieurs siècles et verraient la fin de l'empire constantinopolitain. C'est le nom qui te fait sourire ? Tu ne devrais pas, les pauvres habitants n'ont pas progressé depuis ; on les nomme Istanbuliotes. Presque pire. Mais revenons à mon histoire, veux-tu ? Longtemps, l'empereur attend un message en retour… Du haut de sa plus haute tour, il regarde le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie. Et puis, un jour, alors que tout espoir semblait perdu, il distingue au loin une colonne de fumée. La colonne devient un régiment, le régiment une armée. Enchanté, l'empereur sort pour les accueillir à bras ouverts : mais déjà les soldats continuent leur route, indifférents à l'accueil des Byzantins, pillant les terres sur leur passage pour trouver leur nourriture. Parce qu'à Rome, le message est mal passé, et l'on a levé une armée, non pour protéger les frontières, mais pour bouter le sarrasin hors de la Terre Sainte. Imagine la scène : l'empereur ne peut qu'être spectateur de cette armée sur laquelle il n'exerce pas le moindre contrôle. Quand enfin les soldats prennent Jérusalem, ils reviennent… et comme dans un livre pour enfants, ils oublient de laisser des troupes derrière. En quelques années, Jérusalem tombe à nouveau aux mains des musulmans. Et plus jamais une croisade ne sera couronnée de succès ! Quand le Saint-Empire romain germanique lancera la deuxième croisade, ce sera un échec : seules quelques possessions sans réelle valeur seront récupérées. Mais les croisés n'ont pas encore touché le fond : la première croisade est un succès, la seconde un échec… la troisième sera une mascarade, une farce gigantesque à ciel ouvert. Vois-tu, pour rejoindre la Terre Sainte, il n'y a pas trente-six solutions : passer par la terre, ce qui implique d'empiéter sur les terres de l'empire byzantin, ou par la mer, ce qui implique une logistique immense et des accords commerciaux avec les puissances maritimes de l'époque que sont Venise et… ah, le nom m'échappe. Peu importe. Les croisés jouent donc la carte de la facilité et partent à pied. Mais voilà : l'empereur au pouvoir a changé. Il s'appelle Isaac II, et est en alliance à l'est avec Saladin. Apprenant cela, les croisés s'indignent : entre chrétiens, on doit se serrer les coudes ! Isaac II leur donne raison (et son soutien). Apprenant cela, Saladin s'insurge : entre alliés, on se doit fidélité ! Isaac II est d'accord, et bloque la route des croisés. Apprenant cela, les croisés s'étouffent à moitié : on n'abandonne pas ainsi un accord ! Isaac II consent, et abandonne son alliance avec Saladin. Pas besoin de te faire un dessin ; l'empereur perd toute crédibilité et se fait haïr par tous tandis que l'armée piétine et se dissout avant même d'avoir atteint son but. Les musulmans ont dû bien rire !
: …
: Mais il est tard… Morphée a pris le relais, je continuerai mon histoire demain. Fais de beaux rêves