Les bâtons de taille ou la naissance de Big Ben
Comment fonctionne le bâton de compte, ancêtre du reçu ?
Dit comme ça, le lien entre un bâton et une grande horloge n'est pas évident. Et pourtant, il y en a un, mais pas forcément celui que l'on pourrait imaginer.
Pour commencer : qu'est-ce qu'un bâton de taille ? Eh bien, pour répondre à cette question, je vais d'abord répondre à une autre question : qu'est-ce que le bâton de comptage ? Le bâton de comptage est un morceau de bois, de pierre ou d'os, par exemple, sur lequel on applique un système de marques de dénombrement pour enregistrer un nombre. Par exemple, compter les moutons que l'on emmène le matin dans les pâturages.
Les marques de dénombrement sont ces « traits », ces « encoches » ou ces « bâtons » que l'on trace pour compter de façon incrémentale, c'est-à-dire un par un, une quantité. En France, ça ressemblera probablement à cela :
Aux États-Unis à ça :
Et en Chine à ceci :
Bref, revenons à nos moutons. Le bâton de comptage nous a permis, même sans savoir compter ou écrire, de compter une quantité et de la garder en mémoire. Et on peut ainsi vérifier en rentrant le soir, que l'on a pas oublié de mouton en route.
Oui mais, voilà, vous partez en vacances et vous aimeriez que votre voisin-berger s'occupe de vos moutons pendant ce temps, et surtout qu'il vous les rende tous. Vous allez alors utiliser un bâton de taille. On applique une encoche sur la largeur du bâton, que l'on vient ensuite couper dans le sens de la longueur. Chacun des deux partis garde un des bouts du bâton et possède la preuve de la quantité qui a été échangée. Les bâtons pourront être comparés au moment de solder les comptes pour qu'il n'y ait pas de contentieux(1).
La Banque d'Angleterre a longtemps émis ce type de bâton. Si je prêtais de l'argent à la Banque, on me remettait une moitié du bâton de taille, que l'on nommait taille ou stock en anglais, et la Banque conservait l'autre partie, la contre-taille ou foil, qui faisait lieu de reçu(2). Cela a donné lieu de nos jours aux termes de stockholder, l'actionnaire, et stockbroker, l'agent de change ou le courtier.
Cette petite histoire nous amène doucement en 1834, date à laquelle le Trésor Anglais décida d'abandonner cette pratique et de faire brûler tous les bâtons de bois inutiles dans les chaudières du sous-sol du palais de Westminster, siège du gouvernement britannique. Et le feu s'est propagé, comme le relate Charles Dickens :
Le fourneau, comblé de ces grotesques bâtons, a mis le feu au lambris ; le lambris a embrasé la Chambres des Communes ; les deux Chambres [du Parlement] ont été réduites en cendres.
À sa reconstruction, le Palais, d'après les plans de Charles Barry (1795-1860), s'est vu doté d'une « Tour de l'Horloge », qui a finalement accueilli Big Ben, une cloche de 13,5 tonnes(3), aujourd'hui un des symboles de Londres.