Couleurs Garonne : bruns

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De gave limpide, la Garonne est devenue verte ou bleue en Languedoc. Mais voici qu'elle parcourt l'Aquitaine et revoit son nuancier. Oscille entre beige et vert olive, puis vire aux bruns : à Bordeaux on dirait une crème caramel. Nouveaux polluants ? Non.
Ses couleurs dépendent désormais des courants de marées : flot, jusant⁽¹⁾. Cette force joue sur 75 km d'estuaire, puis en amont dans le fleuve sur plus de 60 km. Bien sûr, ses effets seront moindres à 130 km de l'océan :

Et inversement. Dans l'estuaire de Gironde – le premier d'Europe – les marées jouent à fond.

Dordogne et Garonne confluent au Bec d'Ambès, à une trentaine de kilomètres en aval de Bordeaux : la Gironde naît. Elle est l'estuaire⁽²⁾ maritime, où règnent flot et jusant ; le segment de Garonne sur lequel agissent encore les marées étant l'estuaire fluvial. Toute rivière transporte des matières : charge ou débit solide du cours d'eau. Le fleuve charrie des corpuscules (argiles et sables) en suspension. Ces particules n'excèdent pas 5 µm pour les argiles et 5 mm pour les sables, mais la masse totale des corps entraînés avoisine les 2 000 000 tonnes par an⁽³⁾. Retour sur les acteurs :

À l'est, l'estuaire d'un fleuve impétueux et chargé de terre ; à l'ouest l'Atlantique, avec ses flux et reflux salins. L'acteur principal est invisible : c'est le sel. Le sel fait la brune.

La floculation est un phénomène d'agrégation des matières en suspension. Les particules de la phase liquide forment alors un flocon qui [se] sédimente.

Les colloïdes argileux qu'une rivière charrie sont de charge électro-négative ; par conséquent, ils se fuient⁽⁴⁾. Ils ont un sale caractère et leur négativité les condamne à demeurer simples particules que le courant chasse. Changeront-ils jamais ?

Ils changent. Le flot remonte l'estuaire, son eau salée s'engouffre sous les eaux douces et les soulève. Qui dit sels marins, dit cations, dit charge positive.
Au contact des eaux douces, ces cations réduisent la charge négative des argiles en suspension ; la répulsion est bloquée. Ces particules s'agglomèrent alors en flocs, corpuscules floconneux, qui se déposeront sur le lit de l'estuaire durant la pleine mer⁽⁵⁾. Ce précipité a un doux nom : crème de vase. Chaque marée tartinant neuf centimètres de crème sur la délicieuse biscotte du Bouchon Vaseux :

Vous admirez la Garonne bordelaise, ses ocres, ses orangés flottants. Ses tourbillons ! C'est au jusant que la déesse se manifeste comme Bouchon Vaseux. Le bouchon se trémousse quand l'océan reflue, soit deux fois par jour. Le courant fluvial soulève la crème déposée. N'étant plus contré il a repris sa vitesse. En moyenne, une molécule d'eau progresse de 20 m à marée basse, et recule de 10 m à marée haute⁽⁶⁾… Liquides, solides, anions argileux, cations salins, fleuve, océan… tout ce petit monde s'affaire, brasse et remue de la vase. Et c'est pourquoi la Garonne est brune à Bordeaux ! Même si vous y plongiez vous n'y verriez que du brun.

Au contraire la voici haute et claire, juste après l'étale de haute mer. Elle a même bleui.

Ces coloris nous doivent aussi un petit quelque chose. La pierre abondait ; les gravières prospérèrent ; c'est fini. En Gironde tant de graviers et granulats ont été pris au fleuve que les galets manquent. Faute de cailloux le bouchon vaseux remonte. Algues et graviers maintenaient la vase et permettaient aux poissons d'accrocher leurs œufs. Pas de pierre, pas de frai. Le créa ou esturgeon d'Europe a failli disparaître⁽⁷⁾ et ne se reproduit plus à l'état sauvage. Aujourd'hui protégée, l'espèce regagne un peu de terrain depuis 2010, mais le lit vaseux ne favorise guère la nidification. On envisage d'interdire l'extraction des derniers graviers.

Qu'ils s'ébattent dans les eaux saines ! La Gironde est aussi l'estuaire le moins pollué d'Europe. Et la brune Garonne est propre.

— Ne dites quand même pas que vous en buvez ?

Non certes. On boit bien en Gascogne, mais on ne boit point goutte de la Garonne. Ici l'eau de consommation vient du sous-sol. Ce sont des pluies tombées voilà 19 000 ans sur les collines de Dordogne. Pour une eau plus récente, buvez du
bordeaux. Vous rosissez, vos yeux pétillent, laissez-vous être…

Béat, repu, délecté de cochonnailles et d'une lamproie bénie d'un Château Lagrange vous naviguez sur le chenal. Voici le phare de Cordouan. Vous entrez dans l'Atlantique !

E cric, e crac ! Lo conte qu'ei acabat !

1. ⁽¹⁾ ↑ Au flot la mer monte ; au jusant elle reflue.
2. ⁽²⁾ ↑ Du latin æstus, agitation marine.
3. ⁽³⁾ ↑ Ne dites pas « Seine » aux Gascons du Fleuve, ils vont rire : « Ha ha ha ! La Seine, avec son petit débit ridicule ! »
4. ⁽⁴⁾ ↑

   « — Occupe-toi de tes anions !
   — Va manger tes morts, poitrinaire ! »

5. ⁽⁵⁾ ↑ Ou étale de haute mer : moment où, à marée haute, la mer ne monte ni ne reflue.
6. ⁽⁶⁾ ↑ Le jusant durant deux fois plus longtemps que le flot.
7. ⁽⁷⁾ ↑ Comme il n'y en a plus qu'en Garonne l'espèce se serait éteinte.