Qu'est-ce qu'une réminiscence proustienne ?
Comment Proust exploite-t-il les associations de souvenirs sans son œuvre majeure ?
Car les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus
Au cœur d'un triste hiver parisien, le Narrateur(1) adulte d'À La Recherche du Temps perdu, à la faveur du goût très spécifique d'une madeleine trempée dans du thé – qui lui procure une sensation semblable à celle qu'il avait éprouvée autrefois – revit soudain fugacement quelques-unes des impressions de son enfance liées à la petite ville provinciale de Combray. Il s'agit d'un souvenir qu'il n'a pas délibérément recherché, qui était enfoui dans les profondeurs de sa mémoire et qu'une sensation olfactive et gustative entièrement fortuite, grâce aux vertus de l'analogie, a eu le pouvoir merveilleux de faire remonter à la surface de sa conscience. Il éprouve alors un sentiment de félicité totale.
Exemple fameux de réminiscence proustienne, l'épisode de la madeleine se situe au début de Du côté de chez Swann, le premier volume de La Recherche. Mais c'est au lecteur endurant que le Narrateur, à la fin du Temps Retrouvé, (soit plusieurs milliers de pages plus tard !) va révéler toute la signification du processus de la mémoire involontaire.
Invité à une soirée mondaine alors qu'il se trouve en proie à un désespoir à peu près total, il va vivre une série de réminiscences successives(2) dont il aura cette fois la force d'analyser les mécanismes (alors que, dans l'épisode précédent de la madeleine, il s'était borné à enregistrer ses sensations). S'ensuit alors un cortège de révélations décisives qui raviveront en lui le désir de s'atteler à l'œuvre littéraire dont il a toujours jusqu'ici différé la réalisation.
La réminiscence est donc d'abord cette sensation, fille du hasard, qui permet de reprendre possession d'un petit fragment de notre passé, qui, sans cela, aurait été irrémédiablement perdu, puisqu'inapte à être suscité par la seule intelligence.
Mais c'est aussi, au-delà, une manière unique de s'extraire de la linéarité chronologique, de dépasser les insuffisances liées à chacune des dimensions temporelles : le présent est pleinement ressenti mais déformé car la réalité perçue dans l'instant est sans cesse affectée par le changement et parasitée par tout ce qui n'est pas elle, le futur est une construction entièrement artificielle de notre volonté et de notre désir. Quant au passé, il est le plus souvent recréé facticement par l'intelligence et donc entièrement détaché du domaine de la sensibilité. Seule l'expérience de la réminiscence permet de revivre le passé avec l'intensité sensorielle du présent, tout en le débarrassant de l'angoisse liée au passage du temps. Elle est pour nous une occasion unique de saisir l'essence intemporelle des choses sans les méprises induites par les incessantes transformations de notre perception individuelle.
Désormais certain qu'il existe une essence éternelle des choses, le Narrateur comprend enfin quelle est la véritable finalité de l'œuvre artistique : restituer cette permanence de la réalité, qui poursuit son existence souterraine au-dedans de nous, dissimulée par cette vie quotidienne extérieure que nous vivons sans la vivre parce que nous sommes englués dans le Temps, c'est-à-dire dans le changement et donc dans l'impossibilité d'appréhender correctement quoi que ce soit.
D'où enfin pour lui cette conviction que, via la réminiscence, la création artistique doit se nourrir préférentiellement de la sensibilité qui, plus encore que l'imagination ou l'intelligence, nous permet d'accéder à une vérité universelle et intemporelle.
Et c'est donc à l'instant même où le Narrateur s'apprêtait à renoncer à son œuvre, où il n'était pas loin de penser qu'il avait totalement manqué sa vie pour avoir consacré ses plus belles années aux mondanités et aux amours et amitiés inutiles, qu'il se rend compte au contraire qu'il n'a fait qu'amasser des provisions de joies, de souffrances et de chagrins qui, loin d'être l'écume d'une vie sans fruit, sont appelées à devenir une matière possible, et absolument pas indigne, de l'œuvre à venir.
- (1) ↑ C'est le nom conventionnel donné à ce Marcel qui nous parle d'un bout à l'autre du roman. Il s'agit d'une créature de fiction en même temps que d'une doublure de Marcel Proust (sur bien des points mais non sur tous). En revanche, pour tout ce qui concerne la réminiscence (et la théorie artistique qui lui est associée), on peut considérer sans trop de crainte qu'elle est le fait de l'auteur.
- (2) ↑ Pour ne s'en tenir qu'aux deux premières réminiscences : le pavé mal équarri de la Cour du Prince de Guermantes lui rappelle les dalles du baptistère de Saint-Marc et donc l'atmosphère entière de son séjour à Venise. De la réception lui parvient ensuite le heurt d'une cuiller contre une assiette qui lui remet soudain en mémoire le bruit qu'il percevait lorsque l'on procédait à une réparation sur la roue d'un train à bord duquel il avait pris place autrefois.