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Avis au lecteur Dans le cadre d'une série d'articles sur l'unfication du Japon, dont vous retrouverez le triptyque traitant des différentes capitales de cette époque disséminé sur le site, je souhaite également m'intéresser à trois grandes figures que les lecteurs les plus férus d'histoire nippone connaissent déjà dans un autre triptyque(1). Fin de l'avis au lecteur

Aristote nous dit qu'un tout est constitué d'un commencement, d'un milieu et d'une fin. La fin de l'unification du Japon est figurée par l'un des individus d'exception qu'a connu la race humaine : Tokugawa Ieyasu(2).

C'est le 31 janvier 1543 que Ieyasu voit le jour. Son enfance ne semble pas le destiner à prendre la suite d'Oda Nobunaga dans l'unification du Japon. Pourquoi ? Héritier du clan Matsudaira(3), pris en tenaille par deux autres clans bien plus importants et ambitieux, dont les Oda, il sera la victime de tractations politiques visant à agrandir le territoire de chacun de ces clans. Les Imagawa s'opposent en effet aux Oda pour la conquête du territoire des Matsudaira. Ces deux clans étant plus puissants, lorsque les Oda affichent clairement leur désir de conquête, le père de Ieyasu n'a d'autre choix que former une alliance avec leurs ennemis afin de ne pas voir les siens massacrés et son territoire réduit. La force militaire contre un otage ; Ieyasu. Le clan Matsudaira accepte le marché. Les Oda l'apprennent et, lors du voyage de Ieyasu vers la ville de ses hôtes, Sunpu, ils capturent le jeune garçon de six ans afin de faire chanter les Matsudaira : le clan annulera le pacte et Ieyasu aura la vie sauve. Le père de l'otage, faisant preuve d'une cruauté sans nom(4), refuse, préférant la mort de son fils à la rupture du marché.

L'année suivante le captif est toujours en vie et en bonne santé malgré le sacrifice qu'il aurait dû représenter, mais voit la mort de deux chefs de clan de la région, son propre père et son hôte, le père de Nobunaga. La mort du patriarche Oda laisse le clan dans la pire désorganisation. Les éternels rivaux Imagawa en profitent pour assiéger les frontières des Oda. Alors que l'attaque semble tourner à l'avantage des envahisseurs, le chef des Imagawa forme une nouvelle alliance des plus surprenantes avec Oda Nobunaga ; il laissera le clan en paix pourvu qu'on lui restitue le jeune otage. C'est ainsi que Ieyasu va passer d'une main à l'autre, passant du statut d'otage au statut relativement peu différent d'otage. En 1556, à l'âge de 13 ans(5), Ieyasu(6) obtient le droit de rentrer chez lui, mais son clan est toujours soumis au joug des Imagawa. Toujours en opposition avec les Oda, ces derniers envoient le nouveau chef du clan Matsudaira sur le front où Ieyasu remportera plusieurs batailles mineures, mais qui lui permettront de se faire un nom. Devant la majesté retrouvée de son clan, Ieyasu estime qu'il est en droit de demander aux Matsudaira de récupérer réellement le prestige perdu lors des guerres récentes.

Imagawa voit les choses différemment : fort d'une armée conséquente, il préfère marcher sur Kyoto afin de renverser l'Empereur et de devenir nouveau chef du pays. Les Matsudaira seront l'avant-garde de l'armée. Ieyasu n'a d'autre choix que se soumettre et part en campagne avec ses hommes. Au dernier moment, il sera détaché du reste de l'armée pour conquérir un château proche. Ieyasu s'exécute avec succès, ce qui lui permettra d'être absent lors de la mort du chef du clan Imagawa(7). Pragmatique, Ieyasu prend conscience qu'il ne survivra pas en s'opposant au clan Oda qui devient chaque jour plus puissant. Ne faisant preuve d'aucune conscience morale, il organise une alliance avec Nobunaga en secret, trahissant les Imagawa. Sa famille est toujours à Sunpu, aux mains de ses nouveaux ennemis et seule la capture d'un château appartenant aux Imagawa où se trouvent des membres du clan lui permettra d'échanger ces derniers contre sa femme et son fils. En agissant ainsi, Ieyasu a rétabli la sérénité dans son domaine. Il a trahi Imagawa mais ne craint plus rien d'eux et peut compter sur la protection de Nobunaga pour assurer son avenir.

La suite de l'histoire de Tokugawa suit celle de ses deux prédécesseurs. Oda Nobunaga, le seul homme qu'il ne trahira jamais, le mène de victoire en victoire et les rares défaites qu'essuie Ieyasu ne font que le renforcer. Il n'hésite pas à envoyer son fils et sa femme à la mort afin de s'assurer des ses alliances et fait montre d'une cruauté sans faille pour se faire un nom. Parallèlement à Toyotomi Hideyoshi il capitalise de nombreuses victoires ce qui lui fait gagner la méfiance de ce dernier. Les années qui suivent voient s'affronter les descendants de Nobunaga(8) pour l'obtention du pouvoir paternel et Ieyasu n'hésite pas à s'opposer à Hideyoshi lors de cette campagne. Son camp reste perdant et, sentant le vent tourner, Ieyasu tourne casaque de nouveau. La paix sera rétablie par cette trêve mais Hideyoshi aura des difficultés à faire confiance à son nouveau vassal. Pour cause, Ieyasu ne sera plus affecté aux futures campagnes avant longtemps, notamment celle de la Corée. Toutefois, il fait partie des cinq régents à qui Hideyoshi(9) confie le pouvoir jusqu'à ce que son fils atteigne la maturité et l'âge de gouverner. Ieyasu promet qu'il fera le nécessaire, et ce plusieurs fois.

Mais comme on peut se l'imaginer, Ieyasu n'est pas à une rupture de promesse près et il n'hésite pas à faire campagne pour conquérir le pouvoir du jeune Hideyori dès que l'occasion se présente. La lutte pour le pouvoir et la succession d'Hideyoshi s'engage presque dès son extinction. Le précédent shogun s'y était préparé ; les quatre autres régents étaient des hommes de confiance qui devaient brider Ieyasu. Les cinq grands généraux s'affrontent alors mais c'est Ieyasu qui va tirer son épingle du jeu. En particulier lors de ce qui est sans doute la bataille la plus célèbre de l'histoire du Japon ; la bataille de Sekigahara(10). Fort d'une chance et d'une ingéniosité écrasante, Ieyasu vainc son adversaire et s'affirme comme le vrai chef du Japon. Par cette victoire il détruit ses ennemis et acquiert le prestige nécessaire pour obtenir le soutien de presque tous les daimyo du pays. Certains lui en veulent et nombreux sont ceux qui fomentent la fin du nouveau shogun, mais la réalité reste là : Ieyasu s'est imposé à la tête du pays, il a arraché le pouvoir suprême aux mains de la dynastie Toyotomi(11) et il s'installe à Edo, qu'il rebaptisera plus tard Tokyo, siège de son nouveau pouvoir. Il se retire du pouvoir mais continue de gouverner dans l'ombre. Il organise plusieurs décrets afin que sa propre dynastie soit garantie de gouverner après sa mort. Il ne veut pas de la débâcle provoquée par la mort d'Hiedyoshi. Ces projets portent leurs fruits car cette période de l'histoire du Japon sera plus tard nommée ère Edo ou ère Tokugawa.

En 1616 Ieyasu tombe malade et décède des suites de son mal. Il a assuré la sérénité dans le pays et ce ne sont pas moins de 200 ans de paix qui suivront sa mort. Il laisse l'image d'un homme habile et rusé mais également fidèle à lui-même comme à ses véritables amis. Jamais il n'aura trahi Oda Nobunaga, ni ses rêves. On raconte qu'il aurait exécuté, une fois devenu un général accompli, un prisonnier qui l'avait insulté dans sa jeunesse. Tokugawa Ieyasu reste l'un des grands noms les plus célèbres de l'histoire du Japon, qui ne se destinait pas au pouvoir suprême mais sans qui le Japon ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui, avec ses traditions et son unité. Comme ses deux prédécesseurs Oda Nobunaga et Toyotomi Hideyoshi il a perdu des batailles et commis des erreurs, mais ses victoires et ses réussites restent les plus importantes car, malgré quelques défauts que l'on peut lui reprocher, il a tout de même assuré l'unité dans un pays en proie aux guerres depuis des décennies et a laissé dans la mémoire des japonais et des admirateurs de cette époque une marque indélébile.


  1. (1) Dans un souci de clarté je ne traiterai pas ces différents articles du point de vue chronologique et biographique. L'abondance de patronymes japonais est, à mon goût, peu intéressante pour les lecteurs non-initiés et les différents éléments biographiques pas toujours essentiels. Je traiterai donc de chaque individu de façon tout à fait subjective mais juste dans le but de montrer pourquoi et comment chaque personnalité fait partie d'une longue série sur l'unfication du pays nippon.
  2. (2) Remarque générale sur la série d'article : le lecteur aura peut être eu la surprise de lire que les noms japonais s'écrivent de manière inverse à la nôtre, à savoir nom de famille suivi de prénom. Traditionnellement, au Japon, il faut savoir que cette façon de dénommer quelqu'un est l'usage normal.
  3. (3) Petite explication : le « nom de famille » tel que les occidentaux l'entendent de Ieyasu n'est pas, à l'origine, Tokugawa. Il est le fils de Matsudaira Hirotada né sous le « prénom » de Takechiyo. Il faut comprendre qu'au Japon médiéval le nom peut changer selon les exploits, les endroits où l'on vit, les surnoms attribués et même le caprice du porteur. Il n'était pas rare de changer plusieurs fois de nom dans le courant de sa vie et Toyotomi Hideyoshi lui-même ne se nommait pas ainsi à l'origine.
  4. (4) Ou peut-être d'une capacité incroyable à détecter le bluff.
  5. (5) La majorité pour les jeunes garçons de l'époque.
  6. (6) Qui se fera renommer Motoyasu à l'époque.
  7. (7) La bataille orageuse menée par Nobunaga, qui disposait de bien moins d'hommes que son adversaire et qui, en tuant le chef du clan, s'est assuré la victoire.
  8. (8) Après sa mort, bien sûr, mais vous le savez déjà si vous avez lu les articles dans le bon ordre !
  9. (9) En 1598, peu avant sa mort.
  10. (10) En 1600, qui sera relatée dans un autre article.
  11. (11) Via d'autres batailles un peu plus tard dans l'une desquels il n'hésite pas à assiéger le château d'Hideyori qui n'avait pourtant aucune velléité à son égard et à tirer avec ses canons directement sur la chambre de la mère de l'héritier afin de faire ployer son adversaire. Il en sort victorieux mais Hideyori refuse les termes de sa paix et une autre bataille s'engage un peu plus tard, que Ieaysu remporte. La peur qu'auront Hideyori et sa mère du courroux du shogun les force à se suicider. Il ne reste de la dynastie que l'infant d'Hideyori que le vainqueur condamne à mort.