Imaginez un groupe de rats, enfermés dans une cage. Une seule issue : un tunnel rempli d'eau conduisant à un distributeur de croquettes. Six rats, six estomacs vides, vingt-quatre incisives acérées, et un étroit tunnel plein d'eau froide qu'il faut traverser en apnée. Beuh…

Vous n'aimeriez sans doute pas être à la place d'un de ces rats. Vous vous diriez sans doute : Pourquoi moi ? Pourquoi ce tunnel ? Pourquoi cette eau ? Que faire ? D'où viens-je, qui suis-je, où vais-je ?… Dur.

Les rats plongeurs et racketteurs

Mais peut-être vous sentiriez-vous mieux à la place de l'expérimentateur ; c'est ce que s'est dit également Didier Desor, un éthologue(1) chercheur en neurosciences comportementales. Il a décidé d'observer de quelle manière les rats résolvaient les différentes questions existentielles qui se posaient à eux en de telles circonstances, et quelle pouvait être l'influence de leur entourage sur leur comportement.

Revenons à nos rats : après moult hésitations, l'un d'eux va se jeter à l'eau pour rejoindre le distributeur. Il récupère sa croquette, et ne pouvant la consommer sur place il rejoint la cage où se trouve le reste du groupe. Là, deux options s'offrent à lui :

  • soit il se fait prendre sa croquette par un congénère et il retourne en chercher une autre ;
  • soit il se défend âprement et parvient à garder et à consommer sa ration.

Pour les autres rats demeurés dans la cage, trois possibilités :

  • soit ils rackettent les croquettes des plongeurs ;
  • soit ils plongent et résistent aux rats-quêteurs ;
  • soit ils plongent et se font détrousser plusieurs fois, jusqu'à ce que tous les autres soient rassasiés, et alors ils pourront enfin manger la croquette qu'ils auront ramenée.

Chose étonnante, Didier Desor a constaté que trois comportements bien définis apparaissent très rapidement dans la cage, à savoir le rôle de « rat plongeur systématiquement volé », « rat plongeur non-volé » et « rat voleur non-plongeur ». (pour simplifier nous les nommerons dans le même ordre « ravitailleur », « radin » et « racketteur »). Plus surprenant encore, ces trois rôles se répartissent toujours dans les mêmes proportions, à savoir, pour six rats testés : trois ravitailleurs, un radin, deux racketteurs. Ces rôles s'établissent dès le départ et ne changent plus, que l'expérience dure deux jours ou bien six mois(2). Si l'on augmente le nombre de rats dans la cage, les trois rôles réapparaissent, et les proportions sont respectées.

— Est-ce que le rôle social serait inscrit dans les gènes ? se sont aussitôt demandé les chercheurs. Pour vérifier cette hypothèse, ils ont prélevé dans différents groupes de six rats les individus étiquetés « ravitailleurs » et ont reproduit l'expérience en les enfermant ensemble. On aurait pu s'attendre à ce que chacun des rats, habitué à plonger et à se faire voler au retour, savoure cette fois tranquillement sa croquette, tandis que les autres rats iraient chercher la leur. Eh bien non : les rôles de radin et de racketteur ont refait surface (si l'on peut dire) avec leur lots de bagarres, de morsures et de frustrations. Au final, trois ravitailleurs, un radin et deux racketteurs ! Même chose si l'on enferme ensemble six radins, ou six racketteurs.
Le rôle sociétal dépend donc de l'entourage plus que des prédispositions de départ, et un racketteur peut devenir ravitailleur si son entourage l'y… hum ! encourage.

Rat nageur

L'analogie avec certains comportements humains est certes tentante, mais il ne faut pas perdre de vue le fait que les sociétés humaines sont d'un fonctionnement beaucoup plus complexe, avec une multitude de problèmes variés à résoudre pour chacun de nous, à tout moment. À cela s'ajoutent des sentiments comme la pitié, le désintéressement, l'amitié, le sadisme, le calcul… (loin de moi l'idée que les rats sont incapables d'agissements de ce type, mais il faudrait de nombreuses autres expériences pour le mettre en évidence).

Il est toutefois amusant de constater qu'à l'autopsie, les rats présentant le plus haut niveau de stress se trouvaient être les racketteurs – ceci étant par ailleurs confirmé par les résultats d'une autre expérience où les rats mis sous anxiolytiques devenaient systématiquement des ravitailleurs…

Il est donc plus stressant d'être racketteur que racketté… mais ce n'est pas une raison pour se laisser ratiboiser !


  1. (1) Éthologue : scientifique qui s'intéresse aux comportements des différentes espèces animales et aux interactions des individus au sein de l'espèce.
  2. (2) Pour des rats dont la durée de vie se situe aux alentours de 2-3 ans, une expérience de six mois est assez longue.