L'aérotrain de Monsieur Bertin
Qu'est-ce qu'un aérotrain ? Quelle est son histoire ?
Avant que le TGV ne sillonne allègrement la France, un autre projet de train rapide avait éclos. En subsistent encore quelques kilomètres de voies en béton, triste souvenir d'une belle invention. Petite rétrospective pour les nostalgiques…
Août 1962, au sud de l'Angleterre. Un aéroglisseur file à grande vitesse entre l'île de Wight et Portsmouth. Pour la première fois au monde un véhicule à coussin d'air transporte des passagers sur une ligne régulière. De l'autre côté de la Manche, les Français s'intéressent aussi au coussin d'air. En effet, les pays occidentaux cherchent une technologie qui permettrait de se déplacer plus vite qu'avec les voitures ou les bateaux classiques. Ainsi la société Bertin et Cie a présenté cinq mois plus tôt un véhicule terrestre à coussin d'air.
Mars 1962, france. Jean Bertin, directeur de Bertin et Cie, accueille des ingénieurs et des journalistes sur la base de Satory. Il leurs présente le terraplane BC4, un véhicule qui n'a pas besoin de roues pour se déplacer puisqu'il repose sur un coussin d'air. Le principe est simple : le réacteur envoie de l'air dans huit cloches en caoutchouc situées sous l'engin, ce qui soulève l'appareil. Il suffit de modifier la position des cloches pour que l'air qui s'échappe crée une force de propulsion.
Mais Bertin a un plus gros projet : il veut créer un train sur coussin d'air. Il l'a baptisé tout simplement « aérotrain ». L'idée a germé dans son esprit dès 1961.
En décembre 1963, Bertin reçoit des responsables de la SNCF, dont le directeur adjoint. Pour Bertin c'est le moment ou jamais, s'il arrive à convaincre les patrons de la SNCF de l'intérêt de l'aérotrain, son avenir commercial est assuré.
Pour sa démonstration il a fait construire une maquette de son aérotrain à l'échelle \(\frac{1}{20}^e\). Intéressée, la SNCF demande une étude sur la faisabilité du projet sur une grande distance(1). Un mois plus tard, Bertin rend son étude qui suscite de nombreuses questions en retour. Il y répond par d'autres études. Et ce jeu de questions-réponses va durer six mois, ce qui excède Bertin.
À la fin de l'été 1964, le beau projet s'écroule : les directeurs de la SNCF ne voient pas où utiliser l'aérotrain. Selon eux, leurs turbines de propulsion sont trop fragiles et pas assez endurantes.
C'est un coup dur pour Bertin, mais une nouvelle chance va surgir. À cette époque, l'État veut favoriser le développement des régions(2). Pour cela, il implante de grandes entreprises et des administrations dans huit villes importantes. Or pour que ces villes puissent rayonner aux alentours il est essentiel qu'elles disposent de transports rapides. Bertin pense que c'est une aubaine et décide d'intervenir : il envoie donc une lettre à l'État pour vanter les avantages de l'aérotrain. Une réponse positive arrive en janvier 1965. Dès lors, Bertin, déployant une énergie folle, construit avec ses collaborateurs en moins d'un an le premier prototype et un kilomètre de voie. Le 29 décembre 1965 arrive donc le jour du test grandeur nature pour l'aérotrain 01…
En février 1966 la voie achevée s'étire sur près de sept kilomètres. Sûr de ses effets, Bertin invite la télévision : fascinés, les médias surnomment l'aérotrain « le transport du futur » car il atteint sans aucun problème la vitesse de 200 km/h, un record pour l'époque. Le même modèle muni d'un réacteur et de deux fusées d'appoint établit un nouveau record : 345 km/h !
Impressionné par la performance, le ministre des transports, Jean Charmant, passe fin 67 une vraie commande : une voie d'essai de 18 km qui pourra s'intégrer à une ligne Paris-Orléans et un aérotrain de 80 places. En novembre 1969, la nouvelle voie et le nouvel aérotrain sont présentés au ministre, qui reste bouche bée quant au confort de l'aérotrain(3).
À la suite de ces rencontres l'avenir de l'aérotrain semble radieux. Deux lignes sont prévues :
- Liaison Paris-aéroport d'Orly ;
- liaison Orly-Roissy.
Mais Bertin, hélas !, va vite déchanter : dans les deux ans qui suivent, ces projets sont abandonnés. Le premier parce que ni l'aéroport d'Orly ni la ville de Paris ne veulent le financer ; le second parce que le gouvernement demande de nouveaux essais, que Bertin n'a plus les moyens de payer.
En 1971 l'aérotrain semble donc enterré… quand bizarrement, le gouvernement révise sa position : il décide soudain de construire une ligne entre la ville de Cergy et le quartier de la Défense. Un an plus tard, la SNCF se voit confier le soin de créer une société pour construire et exploiter cette ligne. Les ennuis (re-)commencent alors pour Bertin, car la SNCF impose un certain matériel que Bertin ne peut utiliser, à cause du faible budget attribué. De plus, certains journaux font mauvaises presse à l'aérotrain.
L'aérotrain n'apparaît déjà plus comme le moyen de transport du futur, et la construction de la ligne Cergy est sans cesse retardée. Comme si cela ne suffisait pas, arrive un nouveau coup dur début 1974 : le prix du pétrole explose. Du coup, les moteurs gourmands en énergie, comme celui imposé par la SNCF, ne sont plus du tout compétitifs face au moteur électrique.
Réagissant aux difficultés, Bertin tente de frapper l'opinion. En mars 1974, l'aérotrain i-80, propulsé par un réacteur d'avion réussit à atteindre 430 km/h : la plus grande vitesse pour un véhicule terrestre guidé sur rail. Mais malgré cette performance exceptionnelle, le sort de l'aérotrain est scellé et en juin 1975, c'est le coup de grâce lorsque Valéry Giscard d'Estaing annonce la construction d'une ligne TGV Paris-Lyon. Malade, épuisé, brisé par la préférence de l'État pour une technologie moins novatrice que l'aérotrain, Bertin se retire de sa société. Il meurt quelques mois plus tard en décembre 1975.
Après le choix du TGV comme train rapide, les cinq modèles d'aérotrains sont remisés dans des hangars et oubliés. En 1992, un incendie détruit le i-80, le modèle le plus abouti.
Que reste-t-il de cette aventure technique ? Dix huit kilomètres de voie de béton au nord d'Orléans, triste souvenir d'un échec retentissant… et pourquoi un tel fiasco, alors que l'aérotrain semblait en avance sur ses concurrents ? Il a été victime de l'inquiétude et du scepticisme face à la nouveauté. Ses concurrents ont tout fait pour le freiner. Les circonstances, enfin, on joué contre lui : il a été terrassé par le choc pétrolier.
Cela peut paraître injuste et cruel mais ce n'est pas toujours le plus innovant qui triomphe. Bertin l'a douloureusement appris à ses dépens.