Dans une de ses Ballades françaises, Paul Fort écrit : Si tous les gars du monde voulaient se donner la main… le bonheur serait pour demain.
Quand, lors d'une de ces discussions où on changerait volontiers le monde, au moins où on s'avoue qu'on n'en peut plus des injustices, quelqu'un propose : « Et si on…  », un autre, désabusé, lance souvent : « C'est complètement utopique, ton truc ! ».
Utopique, impossible ? C'est le sens le plus courant aujourd'hui…
Et pourtant !

Quand Thomas More crée le néologisme, en 1516, cet écrivain anglais, humaniste et ami d'Érasme, inaugure un genre littéraire à vocation politique. C'est la description d'une société imaginaire, et cela se situe dans une île, Utopia : synthèse des mots grecs οὐ-τοπος (lieu qui n'est pas) et εὖ-τοπος (lieu de bonheur)(1).

On trouve déjà dans l'œuvre de Platon(2), puis dans celle d'Aristote(3) les bases d'une société selon l'idéal qu'ils concevaient. Rabelais(4) décrit l'Abbaye de Thélème(5), comme Voltaire plus tard décrit son Eldorado(6)(7) : il s'agit de décrire une société idéale dans une géographie imaginaire, souvent dans le cadre d'un récit de voyage purement romanesque(8). Mais imaginaire ou fictif ne veut pas dire impossible : on y décrit, d'une manière aussi concrète que possible, ce qui pourrait être. C'est ainsi une fiction qui se refuse à tout recours au merveilleux ou à la fantaisie. Et le bonheur qui est censé régner en Utopie doit reposer sur la cohérence du projet.

Le sens moderne de l'utopie comme rêve irréalisable peut peut-être s'expliquer ainsi : dans la culture judéo-chrétienne, avant était le jardin d'Éden, après sera pour quelques-uns le Paradis, mais il n'y a pas grand chose à espérer sur Terre(9) ! Il y a donc lutte entre deux croyances, l'une en la possibilité de réfléchir sur le réel au prétexte d'une fiction, l'autre sur l'incompatibilité du rêve (ou de l'idéal) avec la réalité.

Pour Thomas More et ses successeurs, il s'agit de construire, sur Terre, avec les hommes tels qu'ils sont et sans intervention divine ou surnaturelle, une société idéale. De la pensée à l'action, Saint-Simon inspire Auguste Comte et Charles Fourier, puis Proudhon. L'organisation du kibboutz ou du sovkhoze sont assez proches du phalanstère(10). L'enseigne du « familistère »(11) a pour origine les petits économats coopératifs. Des hommes comme Ferdinand de Lesseps(12) ou les frères Péreire(13), eux aussi influencés par l'utopie saint-simonienne, sont bien des hommes du réel. Alors, des doux rêveurs, les utopistes ? Ils sont tout de même à l'origine du mouvement coopératif moderne et de la confiance(14) dans le progrès(15).

Des utopies réalisées, les traces les plus visibles sont à chercher en architecture urbaine surtout : à Lyon, la cité des États-Unis de Tony Garnier, le quartier des Gratte-ciel de Maurice Leroux à Villeurbanne, à Givors, le quartier des Étoiles de Jean Renaudie, le site Le Corbusier à Firminy et le couvent de la Tourette à Eveux du même Le Corbusier, comme également la Cité radieuse(16) à Marseille… Mais la plupart des cités ouvrières construites par un patronat paternaliste en sont aussi inspirées.
Une prison comme la prison d'Émile Gilbert de la rue Mazas à Paris(17) reste une prison et les prisons modèles à gestion électronique de la sécurité sont plus inhumaines pour les détenus(18) : l'enfer est souvent pavé de bonnes intentions !

Les dangers de la perfection sont bien réels : Thomas More propose pour les individus rétifs aux règles communes du modèle idéal… l'esclavage. Dans Nous autres, l'écrivain russe Zamiatine, dès 1920, dénonce qu'au nom de l'égalité et de la rationalité, on organise et contrôle méticuleusement les moindres aspects de l'existence des citoyens et la vie privée est abolie.
Les contre-utopies sont des romans dont les personnages principaux sont justement des inadaptés qui refusent ou ne peuvent se fondre dans la société où ils vivent : pour ne citer que Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley, 1984 de George Orwell, Fahrenheit 451 de Ray Bradbury… L'utopie pose un gros problème du point de vue de l'individu : il existe des cauchemars dissimulés sous les merveilles promises(19).

Il semble que les périodes d'incertitude, d'inquiétude, voire de souffrance, sont les plus favorables à l'apparition de récits de ce genre. Lorsque beaucoup d'hommes, la majorité des hommes, peut-être, sont contraints de se replier sur eux-mêmes, ils cherchent dans leur imagination ce que la réalité leur refuse, et l'on voit fleurir les utopies.
De l'encre de l'utopie en projet, on s'ancre difficilement dans la réalité pour la vivre. Certains se marginalisent volontairement ou non : de la méfiance, puis la fraternisation bon-enfant avec le groupe hippie du film de Lautner Quelques messieurs bien tranquilles, on passe aussi aux communautés figées, souvent sectaires(20). Le succès de la réalisation de l'utopie s'appuie sur l'éducation et la discipline et conduit tout droit à l'autoritarisme. La société idéale une fois établie, une autorité cœrcitive d'État ne semble plus nécessaire, mais souvent la « raison d'État », la protection de cette perfection, est d'autant plus implacable que l'objectif qu'elle poursuit est plus élevé et d'autant plus efficace que tous les contre-pouvoirs ont disparu : la fin justifie alors les moyens, ceux-là mêmes qui ont été condamnés et ont fait naître le besoin de cette utopie.

Ce qui semble si difficile à réaliser se développe pourtant dans certaines situations d'urgence ou de vacuité du pouvoir : la Commune de Paris, en 1871, naît de la volonté des Parisiens de résister à l'attaque prussienne malgré le départ du gouvernement à Versailles(21) ; la Seconde République Espagnole naît au départ d'Alphonse XIII ; suite à l'effondrement économique en Argentine en 2001, les uns et les autres s'organisent pour survivre ; à Oaxaca au Mexique en 2006, une commune se met en place également… De même qu'on observe heureusement des actes de solidarité dans des circonstances extrêmes(22).
La brièveté de ces expériences s'explique alors par l'intervention des pouvoirs extérieurs qui se sentent menacés par ces exemples trop frappants pour leurs propres bases(23). La coalition européenne contre la Première République française, la terrible répression de la Semaine sanglante à Paris, la guerre d'Espagne, dont les seuls soutiens furent des individuels, la répression à Oaxaca aussi ! Et les personnes qui ont vécu des expériences de solidarité en conditions extrêmes en restent changées pour toujours…

Pourtant, si l'expérience, sans « argent », d'Auroville n'est pas limpide, d'autres cas d'utopies réalisées, hors de la pierre, existent : depuis « I have a dream… » de Luther King, s'il reste des progrès à faire et s'il faut rester vigilant(24), l'égalité raciale en droit existe. La reconstruction après la Seconde Guerre mondiale a permis les grandes lois sociales : la Sécurité Sociale, les Allocations familiales, la retraite… afin que la solidarité(25) protège les plus faibles dans la dignité.
La fragilité de l'humain est inhérente à son humanité : alors plutôt que chercher une société idéale par la recherche de la perfection de l'individu(26), il est encore temps de quitter la nostalgie des temps heureux ou la fatalité de ce qui nous blesse, écouter Léo Ferré chanter l'« Âge d'or » ou Serge Utgé-Royo chanter « Si l'utopie marque le pas » et prendre le temps de l'utopie… Les rêves qu'on fait à plusieurs sont encore plus riches.

Alors, l'utopie ? Un heureux effort de l'imagination pour explorer et représenter le possible. Vous connaissez celui à qui personne n'avait dit que c'était impossible ? Eh bien ! Il l'a fait.
Théodore Monod, de son côté, écrit : L'utopie est simplement ce qui n'a pas encore été essayé ! .
Si vous vous demandez : "Que puis-je faire qui soit rapide et facile ? ”, Noam Chomsky vous répond : Mais ce n'est pas ainsi que ça marche. Si l'on veut que ça change dans le monde, il faut être là, jour après jour, à faire ce travail assommant, direct : intéresser une ou deux personnes à un problème, agrandir un peu une organisation, mettre en œuvre la prochaine initiative, connaître la frustration et finalement aboutir à quelque chose. C'est ainsi que le monde change.


  1. (1) La prononciation anglaise lui facilite cette ambigüité intéressante.
  2. (2) Platon, La République.
  3. (3) Aristote, Politique.
  4. (4) Rabelais, Gargantua.
  5. (5) Un modèle pour bons vivants.
  6. (6) Voltaire, Candide.
  7. (7) Trop nombreux ces auteurs qu'on peut rattacher à l'utopie, on ne peut les citer tous : Swift et ses Voyages de Gulliver, Marivaux et l'Île des esclaves, de nombreux ouvrages de science-fiction, William Golding et Sa Majesté des mouches, Bernard Weber et Les Fourmis, Franck Herbert et le Cycle de Dune
  8. (8) Ce qui permet une critique de la société réelle, mais pas seulement !
  9. (9) C'est la volonté d'un dieu, ainsi soit-il !
  10. (10) Ensemble de logements organisés autour d'une cour couverte centrale, lieu de vie communautaire.
  11. (11) Une des premières chaînes coopératives de petits magasins.
  12. (12) Entrepreneur ayant participé à la construction des canaux de Suez et de Panama.
  13. (13) Banquiers.
  14. (14) Trop naïve ? Nous en sommes revenus ? J'y reviendrai !
  15. (15) Le progrès, ce n'est pas seulement ce qui est nouveau, c'est ce qui apporte plus d'avantages que d'inconvénients nouveaux. Cette appréciation mérite donc réflexion, concertation et prudence.
  16. (16) Tout un programme !
  17. (17) Où séjourna Arthur Rimbaud, qui fut détruite pour l'Exposition universelle de 1900 : une prison n'est pas un décor assez flatteur pour les visiteurs débarqués de la gare de Lyon à Paris. Eh oui, la gare de Lyon est bien à Paris !
  18. (18) C'est hélas possible de faire pire que les vieilles prisons insalubres.
  19. (19) Et ces cauchemars ne sont pas restés virtuels, hélas.
  20. (20) Les Amish, les Mormons, les Quakers…
  21. (21) Napoléon III a été vaincu à Sedan en 1870 et le Second Empire est déjà mort.
  22. (22) On observe aussi l'inverse, mais j'ose croire que la solidarité est plus fréquente.
  23. (23) Qu'est-ce qui est le plus désolant ? Des victimes misérables abattues en Louisiane par le cyclone Katrina et attendant l'aide fédérale ou une scène de pillage d'un magasin d'alimentation par une foule affamée et réprimée violemment par les forces de police ? Les destructions de millions de vies, de l'émotion pour la Une des médias ; la satisfaction d'un besoin élémentaire de survie sans payer, là c'est trop grave !
  24. (24) Pourquoi les prisons sont-elles majoritairement remplies de non-blancs ?
  25. (25) Solidarité des travailleurs salariés. Pour la solidarité nationale, c'est à l'impôt d'y pourvoir (en prélevant justement).
  26. (26) Risque zéro, prévention à tous crins ou eugénisme, le superman, l'homme supérieur ? Non, on aime les gens aussi pour leurs défauts et la richesse vient de tous.