Quand une simple tulipe vaut le prix d'une villa sur la Cote d'Azur…
Ou l'histoire d'un krach boursier au XVIe siècle.
Vous pensiez que la spéculation sauvage était un mal propre au XXe et au XXIe siècle ? Que les cours des marchés financiers qui grimpent et qui s'écroulent selon la volonté de tels ou tels traders véreux n'existaient pas du temps de nos lointains ancêtres ?
FAUX !
La première bulle spéculative de l'Histoire date de la fin du XVIe siècle et a entraîné la faillite de milliers d'épargnants partout en Europe. L'objet du délit ? Ces foutues tulipes ! Oui, oui, … les tulipes. Si vous avez du mal à imaginer comment il est possible qu'une simple fleur à l'apparence anodine entraîne toute une nation au bord du gouffre, ce que vous allez lire dans la suite n'a pas fini de vous étonner… et vous montrera que l'actuelle « crise » que nous traversons a comme un petit air de déjà-vu…
Les toutes premières tulipes sauvages virent le jour sur les terres reculées et inhospitalières du Kazakhstan puis se répandirent dans toute l'Asie et le Moyen-Orient. Parvenant à pousser sur des pentes rocailleuses et battues par le vent, cette fleur d'une robustesse à toute épreuve mais à l'apparence si fragile fascine notamment les Musulmans qui l'érigent en symbole de vie et de fertilité à partir du XIe siècle.
Cinq siècles plus tard, elle est introduite sur sol européen par le Hollandais Ogier Ghislain de Busbecq. En 1559 fleurit la première tulipe sur le sol européen, en Bavière précisément, et personne ne peut alors se douter que la tulipomania prendra bientôt une tournure absolument incroyable !
Sous l'impulsion d'un certain Carolus Clusius (ou Charles de l'Écluse pour les latinophobes), un passionné de confession protestante considéré aujourd'hui comme le père de la Botanique, la tulipe gagne ses lettres de noblesse. Ses travaux ont un tel retentissement que l'empereur du Saint Empire Germanique Maximilien II en personne le prend sous sa coupe et lui propose de s'installer à Vienne pour y aménager un laboratoire et un jardin dignes des rêves les plus fous du scientifique.
Mais il ne fait pas bon être protestant en cette fin du XVIe siècle qui fleure bon les guerres de religion… A la mort de son mécène, Carolus Clusius est chassé de la cour impériale. Il traîne alors ses guêtres, l'âme en peine, jusqu'à Francfort, où le miracle se produit : la prestigieuse et richissime faculté de Leyde, ville située dans les actuels Pays-Bas, le sollicite pour poursuivre ses recherches sur les tulipes qu'il affectionne tant. Mettre au point des variétés aux couleurs éclatantes, aux tiges longues et élancées et aux formes généreuses devient alors sa seule raison de vivre.
Ce bougre de Carolus est doué, trop doué ! On se presse de très loin pour venir admirer les travaux du « Roi des Fleurs ». Ses jardins sont régulièrement volés et des bulbes commencent à voyager un peu partout en Europe. Face au succès de la tulipe, y'en a une qui tire une tronche de 10 pieds de long… c'est la rose ! Elle, la star incontestée des jardins depuis des siècles commencent à se faire voler la vedette.
Les Princes et Princesses de toute l'Europe sont prêts à toutes les folies pour s'offrir les plus beaux spécimens. Ici, un amoureux éconduit tente en vain de briller dans le cœur de sa belle en lui offrant une tulipe assortie à la couleur de ses yeux. Là, telle courtisane se pavane avec une tulipe coincée dans son chapeau ou son décolleté espérant attirer l'attention de l'amant qu'elle convoite.
On est prêts à toutes les folies pour s'offrir LA tulipe dont l'éclat ridiculisera celle de son voisin. Au début des années 1600, les prix s'envolent pour atteindre des sommets exorbitants, équivalent à trois ou quatre années de salaire de dur labeur de l'ouvrier du coin.
Ça y est, la tulipomania est lancée ! Les cours des bulbes de tulipes dépassent l'entendement. On achète des bulbes à des prix ridiculement élevés dans l'espoir de les revendre encore plus chers quelques jours plus tard (voire dans la même journée !). En 1624, l'équivalent de 20 ou 30 ans de salaires est encore insuffisant pour s'offrir le moindre bulbe d'une variété convoitée !
En quelques mois, des milliers de spéculateurs amassent de véritables fortunes… Un même bulbe peut s'être échangé plus d'une dizaine de fois avant de germer !
La reine des transactions, c'est la Semper Augustus. Sa rareté (il n'en est répertorié en tout et pour tout qu'une dizaine de spécimens) en fait un bien d'exceptions et, au plus fort des échanges, la valeur d'un seul bulbe atteint la valeur record d'un demi-siècle de salaire moyen…
Jamais dans l'histoire de l'humanité le métier de pépiniériste n'a été (et ne sera !) si rentable… Quiconque dispose de quelques deniers à placer s'achète un ou deux bulbes et s'assure de réaliser un rendement exceptionnel. Du simple artisan ayant mis deux ou trois sous de côté au riche marchand, du bulbe, du bulbe, tout le monde veut du bulbe ! On s'associe même parfois pour mettre en commun ses économies et accéder à la « copropriété »… Mais la confiance est de mise pour désigner celui qui a la lourde tâche de conserver le magot en lieu sûr !
Mais bientôt, l'Europe ne suffit pas. Il faut des liquidités et des capitaux, encore plus de capitaux ! Des bateaux remplis à craquer partent depuis la Hollande jusqu'aux quatre coins du monde. Empire ottoman, Nouveau Monde, Afrique du Nord, … La fièvre de la tulipe s'empare du monde entier. Ô mon Dieu, réveille-toi, ils sont devenus fous !
Et la Hollande reste le cœur de ce commerce juteux, même si d'autres pays en Europe tentent également de se lancer dans la production de cet or végétal.
L'économie s'affole, le pays tout entier est bouleversé par ces échanges délirants de liquidités. A quoi sert par exemple de fabriquer du pain quand le simple fait de posséder une tulipe permet de s'offrir une boulangerie tout entière ? Fleuriste, voilà le seul métier d'avenir ! Et les rares boulangers restants se mettent logiquement à faire grimper les prix de leur baguette de façon exorbitante.
Mais il y a pire. Pourquoi devoir attendre et se caler au rythme des saisons pour acheter un bulbe de tulipe ? Gagnons du temps et achetons carrément des bulbes qui ne sont pas encore arrivés à maturation ! On n'acquiert donc plus un bulbe, mais une promesse de bulbe ! L'acquéreur prend le risque que la récolte se passe mal et rien ne lui garantit la qualité finale du produit qu'il achète. La différence est énorme et marque le point de départ de la virtualisation des échanges monétaires et des ventes à termes dont les traders sont si friands aujourd'hui.
Vous la sentez, la claque magistrale que tous ces spéculateurs de pacotille s'apprêtent à recevoir ?
Hiver 1636. ♪ Que se passe-t-il ? J'n'y comprends rien. J'avais plein de fric. Et j'n'ai plus rien. ♫
Comme tous les krach boursiers qui succéderont à cette tulipomania, la fin du système a lieu quand certains gros investisseurs prennent peur et décident de retirer leurs fonds sans les réinvestir. Comme un virus hyper contagieux, la panique gagne de proche en proche tous les acteurs du marché. Et du jour au lendemain, le bulbe de tulipe qui s'échangeait hier encore plus cher que l'or ne vaut plus que sa valeur « réelle », c'est à dire une poignée de cacahuètes. Bien sûr, les plus gros capitalistes sont bien mieux informés que les petits épargnants et sentent le vent tourner à temps. Ceux qui trinquent, comme souvent, ce sont les « petits », ceux qui avaient vu en la tulipe une aubaine pour arrondir un peu leurs fins de mois. Rien de bien neuf sous le soleil, en somme.
Le miracle hollandais prend fin douloureusement et les rêves d'argent faciles s'évanouissent… Le retour au monde réel est difficile pour des milliers d'épargnants qui se réveillent avec une gueule de bois magistrale !
Que nous enseigne la tulipomania ? Pas grand chose qu'on ne sache déjà, hélas. Mais elle est un cas d'école permettant d'analyser les rouages et l'éclatement inexorable d'une bulle spéculative. Pensez donc à ces sacrées tulipes avant de vous ruer tête baissée vers de nouveaux investissements qui paraissent miraculeux !