Carthago delenda est, aurait dit Caton l'Ancien (ou, selon les germanophones, Ceterum autem censeo, Carthaginem esse delendam(1)). Selon la tradition, Caton prononçait cette formule à chaque discours devant le Sénat romain, quel que fût le sujet, pour marquer l'animosité et la méfiance envers la puissance renaissante de Carthage. À terme, l'obstination de Caton aurait poussé le Sénat romain à entrer en guerre avec la cité phénicienne.

En effet, la troisième guerre punique éclatera en 149 avant Jésus-Christ. Au terme d'une campagne de trois années, Carthage est prise. La cité fut pillée, ses habitants massacrés ou mis en esclavage, et un incendie la ravagea pendant dix journées. Scipion Émilien(2) aurait ensuite maudit le site et ordonné son salage pour le rendre à tout jamais impropre à la culture.

Néanmoins, il s'agit d'une « citation fantôme », dont la portée ne serait pas aussi importante que décrite.

Qu'il s'agisse de Carthago delenda est ou de sa version développée, ces mots ne sont pas ceux d'une véritable citation. Les auteurs latins rapportant cette intervention de Caton ne rapportent pas de manière littérale et le vocabulaire utilisé change entre leurs textes.

La source la plus précise est l'auteur Plutarque, qui donne la fameuse anecdote de la figue dans la Vie de Caton(3). Selon lui, Caton l'Ancien aurait rapporté une figue au Sénat pour rappeler à ses collègues, de la façon la plus frappante qui fût, que l'ennemi carthaginois n'était qu'à trois journées de Rome, et aurait conclu son discours par :

Et il me paraît bon que Carthage cesse d'exister.

— Caton l'Ancien

Au contraire, Publius Scipion Nasica, aurait donné l'avis contraire une fois qu'on l'appela à la tribune :

Et il me paraît bon que Carthage continue d'exister.

— Publius Scipion Nasica

Ainsi, le mot de Caton n'est nullement une rengaine quelque peu sénile, mais un avis bien motivé émis par un sénateur lors du temps de parole accordé à celui-ci par le consul présidant la séance (ce que l'on appelle un sententiam dicere).

Pourquoi, dès lors, cette prise de position dans un débat bien précis (celui opposant les partisans d'une expansion dans l'Orient grec, et ceux souhaitant la limite des ambitions romaines à la Méditerranée occidentale(4)), décrite par Plutarque, s'est transformé en une sorte de martèlement permanent ?

Tout d'abord, cela est lié au mythe de la figure de Caton l'Ancien, devenu symbole du mos majorum(5), à tel point que chacune de ses interventions furent recueillies, étudiées et répétées. Dans l'Empire Romain, la popularité du mythe était telle qu'elle donna naissance à des recueils apocryphes, comme les fameuses Disticha Catonis !

Mais surtout, la destruction totale de Carthage fut un évènement traumatisant et exceptionnel dans l'histoire de Rome. Les sources littéraires insistent sur l'anéantissement de Carthage, même s'il est improbable qu'il y eut une malédiction de Scipion Émilien ou un salage de Carthage(6). Cette conviction devait traumatiser les Romains, pourtant habitués aux crimes de guerre. Ainsi, en rejetant la faute sur quelques hommes, comme Caton l'Ancien, qui auraient poussé à l'anéantissement de Carthage, le peuple romain se serait exorcisé de sa faute.

En tout cas, si la cité phénicienne de Carthage fut bel et bien détruite, son influence culturelle perdurera pendant des siècles. Une sorte de revanche à titre posthume…


  1. (1) Ce qui signifie : En outre, je pense que Carthage est à détruire.
  2. (2) Petit-fils de Scipion l'Africain (vainqueur des Carthaginois lors de la deuxième guerre punique), Scipion Émilien commanda l'armée romaine lors de la troisième guerre punique.
  3. (3) Qui, comme la majorité des biographies écrites par Plutarque, faisait partie des Vies parallèles, série de paires de biographies se terminant par une brève comparaison. En l'occurrence, la Vie de Caton est accompagnée par la Vie d'Aristide, politicien grec célèbre pour avoir lutté contre les Perses lors des deux guerres médiques.
  4. (4) J'entends déjà me dire certains : « Mais, et l'Empire romain ? ». Pensez qu'en cette époque lointaine, la République romaine ne couvre que l'Italie, la Sicile, la Sardaigne, la Corse et une partie de l'actuelle Espagne.
  5. (5) Littéralement « mœurs des anciens », ce terme désigne des traditions ancestrales et importantes, leur non-respect étant un signe de décadence aux yeux des citoyens romains.
  6. (6) Les fouilles archéologiques ont toutefois prouvé la dureté du sac : des ruines de temples incendiés et de nombreuses fosses communes, remplies à la hâte de dizaines de cadavres, ont été trouvées au cours du XXe siècle.