Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou, par un autre tour de folie, de n'être pas fou ! Voilà ce que nous dit Blaise Pascal.
Alors, quitte à être fou, folie douce ou folie furieuse, quels fous serons-nous ?
Comment la société traite-t-elle ses fous ?

La folie se drape parfois avec légèreté des froufrous de la fantaisie : Charles Trenet reçut en son temps l'appellation de « fou chantant », en hommage à ses chansons guillerettes, son allure bondissante et ses yeux pétillants… Certains petits manoirs reçurent le nom de « folies », caprices d'architecture offerts à une maîtresse par exemple. Et « faire des folies » est encore perçu avec une certaine bienveillance. Le « jeune fou » est plutôt bien accepté !
Nombreux sont les créateurs qui cherchent l'inspiration grâce à des drogues (alcool et autres) et la folie n'est plus si légère… à bord du Bateau Ivre(1).

Le fou est parfois empreint de sagesse : comme chantaient les Beatles, the fool on the hill sees the world spinning round, but nobody wants to know him… (2). Est-ce l'incompréhension des gens autour de lui qui le marginalise ? Car le « vieux fou » est souvent en marge de la société.

L'intégration du fou dans la société a existé en certains temps et lieux et d'autres civilisations ont, mieux que nous, accepté ce qui est hors-norme : le fou est peut-être celui qui côtoie les dieux ? ou bien lui reconnaît-on l'innocence qui le protège – dans une certaine mesure(3). Longtemps, l'« innocent » du village, l'idiot, le simplet, le ravi était un personnage certes particulier, mais entouré par sa communauté, tantôt cruelle, tantôt protectrice.

Il est un fou qui se joue de sa folie comme excuse et s'autorise les critiques aux puissants, comme le « bouffon » du roi, il utilise la satire, la dérision, l'image. Nombreux sont les exemples : Érasme écrit l'Éloge de la folie, Bosch peint la Nef des fous(4). Comme le gars qui a perdu l'esprit, de Gaston Couté, l'expression des vérités dérangeantes sont tolérées avec une certaine indulgence sous prétexte de folie ! Les puissants acceptent ce rôle d'amuseur dont la critique parfois acerbe est un « garde-fou » utile. De Guignol et Gnafron aux guignols de la télévision, il y a là l'expression acceptable de la voix populaire et un défouloir qui décharge la tension, une soupape nécessaire. La folie permise en un jour unique, comme la fête des fous ou le carnaval, n'a pas d'autre but.

Il reste la marginalisation de celui qui est bizarre, la peur de celui dont les réactions sont imprévisibles, voire violentes : la peur de l'étrange est sœur de la peur de la différence(5) et la violence paraît opportunément justifier les mesures cœrcitives ! Il est fou à lier, bon à enfermer. La société se défend : chaînes, camisoles, aujourd'hui camisole chimique. Le « fou furieux » fait peur !

Dans la nuit de Bicêtre, où vit et travaille Jean-Baptiste Pussin(6), on trouve toutes les misères du monde : on y place les incurables comme Jean-Baptiste Pussin à son arrivée, les estropiés, les vieillards, les bons pauvres, les suspects, les condamnés, les pervers, les enfants condamnés, les aliénés… L'Enfer de Dante, non pas œuvre littéraire, mais réalité de ce XVIIIe siècle, ceux que la société rejette ! Il guérit, cet incurable, parce qu'il est jeune, il découvre alors l'univers de ce monde terrible des relégués et il devient l'infirmier des fous.
Regarder un fou en se disant comme Jean-Baptiste Pussin : Ce pourrait être moi à la place de lui et lui à la place de moi. marque une évolution et un traitement enfin humain améliore l'état de ces malheureux. Observant et apprenant de lui, le médecin-chef Philippe Pinel sera connu pour avoir ôté les chaînes aux fous.

On ne peut passer sous silence le sort des malheureux handicapés mentaux, stérilisés de force ou éliminés en masse, sous prétexte d'eugénisme, par le régime nazi.

Au début des années 1960, l'antipsychiatrie(7) a remis en question l'enfermement et l'asile(8), dénonce la confiscation, par les psychiatres, de problématiques politiques et sociales.
Dans un registre qui semble à première vue différent(9), une réflexion intéressante de Catherine Baker nous interroge : Pourquoi faudrait-il punir ? et nous propose l'abolition du système pénal. Le traitement des déviants d'une société, qu'ils soient « fous » ou « hors-la-loi »(10) a-t-il pour objectif de dissuader les potentiels fauteurs de troubles, d'amender et réinsérer les fauteurs reconnus, de les neutraliser ou éliminer pour protéger la société, d'affirmer seulement que la loi est la loi, de venger ? L'efficacité est-elle atteinte ? Et à quel prix(11) ?
S'il est question de juger les « fous » criminels, en un temps déclarés irresponsables de leurs actes(12), que penserait-on du jugement d'un étranger sans aucun interprète, ne considère-t-on pas comme absurde qu'au Moyen-Age on ait jugé des animaux ? Juge-t-on les ouragans, les volcans ? Les victimes ont besoin d'aide, de la reconnaissance de leur état de victime, de réparation, mais que leur apporte le jugement du « fou » ?

Les deux registres troubles mentaux et troubles à la loi ne sont pas si différents. Le détenu sort rarement indemne, en santé mentale, de son internement et le « fou » est souvent privé de liberté. Des hôpitaux existent dans certaines prisons et des hôpitaux-prisons sont créés dans les hôpitaux et les cas de troubles psychiatriques en détention y sont fréquents.
Philippe Borrel(13) nous dit : La folie déborde dans les rues et en prison. Faute d'avoir trouvé une prise en charge adéquate dans les services d'une psychiatrie publique en crise profonde, les malades psychotiques chroniques se retrouvent de plus en plus exclus de notre société. Et au même moment, nous assistons au retour des chambres d'isolement, des camisoles et des médicaments administrés sous contrainte.
On observe que les « hors-la-loi » ont été souvent eux-mêmes victimes de conditions difficiles, leurs actes sont-ils les symptômes d'une société malade d'inégalité, d'injustice et de misère ? D'après les anti-psychiatres, il faut chercher la cause de l'aliénation mentale dans les relations sociales déficientes, et certainement pas dans le cerveau. Pour les anti-psychiatres, les maladies mentales n'existent pas. Ce sont des réactions face à des pressions de plus en plus fortes occasionnées par la société.

Alors, sont-ils « fous » ou le monde est-il fou ? Car après tout :

On juge le degré de civilisation d'une société à la manière dont elle traite ses marges, ses fous et ses déviants.

— Lucien Bonnafé

  1. (1) Poème d'Arthur Rimbaud, le voyage, le trip…
  2. (2) Le fou sur la colline voit le monde tourner, mais personne ne veut le connaître. Chanson de Paul Mac Cartney.
  3. (3) Comme dans la chanson de Jean-Roger Caussimon, la bêtise peut lui être fatale.
  4. (4) Rappel du sort des malheureux fous livrés à la tempête, une mort indirecte.
  5. (5) L'étranger, le handicapé physique en souffrent tout comme le handicapé mental.
  6. (6) Le livre de Marie Didier nous le raconte avec sensibilité.
  7. (7) Par exemple Michel Foucault, Lucien Bonnafé, François Tosquelles.
  8. (8) L'asile a dans ce cas un rôle de cœrcition et guère de protection.
  9. (9) Nous allons y revenir…
  10. (10) Contrevenants, délinquants ou criminels, et maintenant sans-papiers…
  11. (11) Montaigne, magistrat de son état, écrivait : Combien ai-je vu de condamnations plus criminelles que le crime ?
  12. (12) L'appréciation du degré d'entendement n'est pas évidente.
  13. (13) Dans son livre Un monde sans fous ?