Jean ROUAUD

Quand en novembre 1990, les académiciens Goncourt décernent leur prix à Jean Rouaud pour son premier roman « Les Champs d'honneur » personne ne connaît cet auteur. On apprend bientôt qu'il est kiosquier sur un boulevard parisien : c'est là qu'il a rencontré Jérôme Lindon, son roman est publié aux Éditions de Minuit.
Jean Rouaud est né en décembre 1952, en Loire qui s'appelait encore Inférieure, expression que l'auteur a conservée, en fait, le cœur rural et bigot du vieux pays chouan. Il a une enfance marquée par le décès de son père quand il a dix ans. Son éducation est sévère, sa mère aimante est rigide et pleine de principes.
« Elle ne lira pas ces lignes, la petite silhouette ombreuse dont on s'étonnait qu'elle eût pu traverser trois livres sans donner de ses nouvelles. » (Pour vos cadeaux)
Ainsi commence le dernier roman de Jean Rouaud qui, dans son quatrième livre, nous parle de sa mère avec une tendresse retenue et beaucoup d'émotion.
De 1962 à 1969, il fait ses études secondaires au lycée catholique Saint-Louis à Saint-Nazaire : enfant solitaire, il ne se plaît pas dans cette communauté :
Le Monde à peu près est l'histoire d'un adolescent myope, meurtri par la mort tragique et prématurée de son père, affrontant des problèmes de valeurs et d'identité, de destin et de choix, d'amitié et d'amour. Cette myopie a des incidences sur le rapport qu'il entretient avec le monde et avec les autres notamment lorsqu'il joue au football et surtout dans la difficile approche des filles.
« Au cours de cette première année de collège, rebuté par une nourriture qui ne ressemblait en rien à la cuisine maternelle, j'avais pris l'habitude de m'alimenter essentiellement de tartines beurrées et de sucres : douze morceaux et demi dans mon bol de café au lait déjà pré sucré du matin, lequel nous était servi dans de grands pots en aluminium fondu, que nous apportaient sur des chariots à l'armature tabulaire de couleur crème deux vieilles petites sœurs rabougries et moustachues, empêtrées dans une épaisse robe noire protégée sur le devant d'un tablier blanc sous lequel pendait un chapelet. [… ].
Il passe un baccalauréat scientifique, puis étudie les Lettres modernes à l'université de Nantes.
Après avoir obtenu une maîtrise, il occupe différents emplois provisoires, tels que pompiste ou vendeur d'encyclopédies médicales. En 1978, il est engagé à Presse-Océan et, comme il le raconte dans son livre Régional et drôle, après avoir travaillé à la sélection des dépêches de l'AFP, il est chargé de rédiger un « billet d'humeur » publié tous les deux jours sur la « une » du journal, avec la consigne de faire régional et drôle.
Il part ensuite à Paris où il travaille dans une librairie, puis comme vendeur de journaux dans un kiosque, rue des Flandres dans le XIX°.
Son premier roman, et « le roman familial »
Un roman qui a pour trame la guerre de 14-18 est le point de départ de la riche carrière littéraire de Jean Rouaud.
« Les Champs d'honneur », couronné en 1990 par le Prix Goncourt, rencontrera un immense succès populaire avec un demi-million d'exemplaires vendus en moins de quatre mois, de multiples traductions en plusieurs langues, et l'unanimité des critiques.

Il s'agit de la chronique d'une famille dont la destinée se confond avec la première guerre mondiale. À travers l'histoire de cette famille, on entrevoit l'Histoire officielle avec un regard différent. Tout cela est écrit dans un style sobre et précis. On y discerne une dimension à la fois tragique et comique face aux choses et aux gens.
« La guerre de 14, c'est l'événement fondateur de notre époque. Cette guerre qui a tout détruit, à commencer par la mémoire (jean Rouaud)
Le livre est surtout un travail de mémoire. Un des trois enfants d'une famille de petits commerçants, vivant en Loire Inférieure, peu après la guerre, se retourne sur le passé de sa famille, surtout un grand-père et une vieille fille, la tante Marie qui occupait une dépendance de la maison.
Je ne résiste pas à vous donner un « portrait » de cette petite tante :

« Que pouvait-il nous arriver de fâcheux ? Un cierge allumé devant l'autel préparait la réussite aux examens, saint Joseph veillait sur la famille, Christophe sur la voiture, Thérèse sur la santé, Victor établissait au-dessus de la commune un microclimat de la grâce et la Vierge, omnipotente dans ses multiples incarnations, assurait un joli mois de mai, une moisson abondante, le retour des conscrits, des grossesses heureuses et dispensait mille antidotes pour se faufiler sans dommages au travers des calamités du monde. A la mort de notre Marie, on avait retrouvé, sous les différentes statues de saints qu'elle disposait dans les anfractuosités du mur du jardin, ainsi qu'au dos des cadres pieux de sa chambre, des dizaines de petits papiers pliés. »

La saga familiale se poursuit les années suivantes avec « Des hommes illustres » (1993), roman consacré à son père, disparu brutalement le lendemain de Noël alors que Jean avait 11 ans ; « Le monde à peu près » (1996), récit de son adolescence ; puis « Pour vos cadeaux » (1998), et « Sur la scène comme au ciel » (1999), deux romans dédiés à sa mère.
« Elle ne lira pas ces lignes, la petite silhouette opiniâtre qui courait après le temps perdu, traversant la vie à sa manière toujours pressée, en trottinant sur ses inévitables petits talons, la tête rentrée dans les épaules, le front volontaire, les bras le plus souvent chargés de colis, comme si elle cherchait à combler son retard, ayant tellement mieux à faire que de prendre littérairement la pose, nous suggérant à son passage éclair dans le couloir, par la porte ouverte de la cuisine où nous sommes attablés, tandis qu'elle court chercher dans l'entrepôt le verre manquant d'un service vendu dix ans plus tôt : commencez sans moi, ou, ne m'attendez pas, et que, comprenant immédiatement de quoi il retourne, nous choisissons prudemment de placer la soucoupe au-dessus de sa tasse afin de maintenir son café au chaud, qu'elle boira froid de toute façon, car elle ne reviendra pas de sitôt et elle déteste le café réchauffé, mais, maintenant que le magasin est ouvert, jusqu'à l'heure de sa fermeture, nous devrons composer avec notre comète laborieuse. (p. 113, « Pour vos cadeaux)

Un père qui appartenait à la résistance, une mère qui a échappé au bombardement de Nantes, deux grands-oncles décédés lors de la première guerre mondiale ou encore une enfance en Algérie ont mis la guerre parmi les thèmes centraux de l'œuvre de Jean Rouaud, en parallèle à une quête personnelle et familiale, ainsi qu'à un attachement à sa région d'origine de la Loire-Atlantique..
Régional et drôle regroupe plusieurs textes, dont le premier, le plus long donne son titre au recueil. Le texte Régional et drôle débute par l'expérience de Jean Rouaud à Presse-Océan, mais il passe ensuite à une étude de ce qu'est pour lui la littérature, évoquant notamment le personnage d'Arthur Rimbaud, sur lequel il écrivait au début des années 1970. Ce texte se termine par un aspect de son projet initial : faire de ce milieu de nulle part [c'est-à-dire : Campbon, Loire-Inférieure] un lieu mythique.
Les autres œuvres :
Elles ne revêtent pas le même aspect autobiographique « classique » que le « roman familial » des premiers mais dans chaque ouvrage, on retrouve l'auteur, son école religieuse, son éducation religieuse, Joseph, son cousin, la tante Marie lui et ses copains en mai 68, lui et ses copains après mai 68, dans « des expériences du Larzac », de l'auto-stop, les filles, la musique, beaucoup la musique, la poésie et Rimbaud, la période des petits boulots..
Ils ne paraîtront plus aux éd de Minuit.

Rencontre avec Jean Rouaud :
Longtemps emprisonné dans l'image du « kiosquier qui a décroché le Goncourt », Jean Rouaud est en fait un écrivain polyvalent : il a écrit des chansons pour Johnny Hallyday ou Juliette Gréco, des pièces de théâtre, réalisé des documentaires, et même enregistré un disque.
Portrait d'un touche-à-tout souriant : entretien avec le Figaro en janvier 2009.
Il suffit de poser une question sur la littérature pour que le visage de Jean Rouaud s'illumine, que le sourire aux coins des lèvres qui ne le quitte jamais s'élargisse. Il a ôté son lourd manteau. Il a tant de choses à dire. Et d'abord ce message, fil rouge de l'entretien : « La littérature est le meilleur mode de connaissance du monde. Mais elle est attaquée de tous côtés », martèle-t-il.
Depuis le Goncourt, Rouaud a fait bien d'autres choses. D'abord, il a publié une vingtaine de livres ; il a changé de maison d'édition, a quitté les Éditions de Minuit, indissociables de son succès ; et il est devenu un auteur touche-à-tout : chanson, théâtre, documentaire, et bientôt cinéma avec la rédaction d'un scénario… Contrairement à nombre de ses pairs qui prennent la pose en affirmant ne lire « que des classiques », lui dit haut et fort qu'il s'intéresse à ses contemporains ; mieux, il les rencontre, les défend, travaille avec eux.
Alors, ce Goncourt 1990 pour un premier roman ?
Aucun signe d'exaspération quand on lui pose une question à laquelle il a déjà répondu mille fois. Il aurait pu s'attendre à ce que l'on évoque son nouveau roman, La Femme promise (Gallimard), qui paraît jeudi prochain. Non, il raconte encore, avec plaisir : « J'avais voulu le titrer Loire-Inférieure, mais Jérôme Lindon, (le patron des Éditions de Minuit), m'a dit que je risquais d'être catalogué comme un écrivain régionaliste. Alors on a opté pour Les Champs d'honneur. Quand Lindon a vu le titre inscrit sur la couverture, il m'a dit : “Ça sonne comme un classique. ” Il était le seul à y croire. D'ailleurs, le livre n'a pas été expédié aux membres du jury Goncourt, je ne figurai pas dans les différentes listes des lauréats potentiels. » La suite, on la connaît. Rouaud s'attendait à vendre 300 exemplaires de ce premier livre. Il a dépassé le million…
Pour la petite histoire, le lendemain du prix, il quittait le kiosque de la rue de Flandres dans le XIXe arrondissement, un kiosque filmé jusqu'à l'overdose. Mais qui pouvait devenir sa prison. Car comment survivre à un prix Goncourt survenu par surprise à l'âge de 38 ans ?
« J'étais surtout hébété et triste. » Triste ? « Oui. Je revoyais tout ce que j'avais sacrifié pour l'écriture. En étant publié, j'ai été sauvé de justesse, en quelque sorte rattrapé par les cheveux. J'appartenais enfin à la famille de la littérature. » Ce sera le seul moment de la conversation où l'on perçoit un peu de peine dans le regard, comme si le fil de sa vie d'avant le Goncourt défilait.
L'auteur de L'Imitation du bonheur raconte encore sa vie au lendemain du prix. La gloire. « Une pression énorme ». « Je craignais, comme certains le pensaient alors, être réduit à l'homme d'un seul livre. On disait que je n'en écrirais pas d'autres. L'attitude vis-à-vis d'un lauréat Goncourt n'est pas bienveillante », souligne-t-il. Et d'ajouter : « La marge de manœuvre était réduite, il fallait que je publie un roman, mais à condition qu'il ne soit pas trop éloigné de l'univers de celui qui a décroché le précieux sésame. » Dilemme qu'il résout en écrivant Des hommes illustres.
Au fond, Jean Rouaud s'est « libéré » du Goncourt en rejoignant les éditions Gallimard, en 2001. Il y donne un essai littéraire sur la création et le rôle du roman. : Un tournant culturel : adieu la maison de Robbe-Grillet et Duras. Bonjour celle de Camus, Giono, Aragon. « C'est vrai. Jérôme Lindon m'a permis d'exister en tant qu'auteur, mais je sais qu'il n'aimait pas mes digressions. J'avais besoin de passer à autre chose, une sorte de mue. »

Seront publiés chez Gallimard :
• 2001 : La Désincarnation, Éd. Gallimard (étude sur l'écriture du roman)
• 2004 : L'Invention de l'auteur, Éd. Gallimard
• 2006 : L'Imitation du bonheur, Éd. Gallimard
• 2006 : La Fuite en Chine, Éd. Les Impressions nouvelles, Bruxelles – (théâtre)*
• 2008 : La Fiancée juive, Éd. Gallimard
• 2009 : La Femme promise, Éd. Gallimard
• 2011 : Comment gagner sa vie honnêtement (la Vie Poétique, 1), Éd. Gallimard.
• 2012 : Une Façon de chanter (la Vie Poétique, 2), Éd. Gallimard. Dans ces ouvrages, il revient sur les événements racontés dans ses premiers romans, on y retrouve des figures familières (la Tante Marie, joseph, ses cousins..) mais aussi des expériences personnelles : l'auteur et les filles, l'auteur et mai 68 et les changements, l'auto-stop…
• Le troisième opus de « la vie poétique » « Un peu la guerre » paraît en 2014, chez Grasset. Ce livre revient sur la genèse de « son roman familal ». «  C'est un livre remarquable par l'élégance de la méditation autobiographique, » dit M Weizmann. (Le Monde des livres) « Le carburant de son exploration solitaire est une mythographie mémorielle, familiale, nationale »
Des essais seront publiés ailleurs, dernièrement « Eclats de 14 » aux éd Dialogues.
Il a aussi collaboré à des livres collectifs avec Michel Le Bris
C'est aussi la période où Jean Rouaud commence, avec un véritable plaisir, à s'essayer à d'autres registres : « Je suis un auteur. Partout où je peux placer mon écriture, je le fais. C'est juste une manière de diversifier mes domaines d'expression. Et j'ai presque tout fait », dit-il en riant. La liste est longue. Six documentaires, aussi bien sur le poète René-Guy Cadou – à qui le rattache la région nantaise – que sur des photographies de Mao. Des chansons, et pas pour n'importe qui : Johnny Hallyday pour son album À la vie. À la mort, Juliette Gréco dans Aimez-vous les uns les autres ou disparaissez, Jean Guidoni… Des pièces de théâtre, un scénario pour un film qui sera diffusé sur France 3. Il s'est même essayé à la bande dessinée en signant le scénario de Moby Dick, illustré par Denis Desprez.
Ce qui nourrit Jean Rouaud, quand il n'écrit pas pour lui ? Les rencontres littéraires qu'il anime. Outre les journées Gracq à Saint-Florent-le-Vieil, il convie fréquemment de jeunes auteurs à des rencontres. Dans celle qui avait pour thème « L'enchantement romanesque », on pouvait entendre Stéphane Audeguy et Muriel Barbery : «J'ai un côté militant de la littérature, elle est tellement attaquée de tous côtés. Je ne comprends pas cet acharnement, après tout ce ne sont pas les écrivains ni les poètes qui font tourner l'économie, ils ne sont pas responsables de cette catastrophe financière. Et pourtant, elle permet de comprendre le monde.
Outre les romans, Jean Rouaud a également écrit deux courts textes en 1996 :
« Le paléo circus », Jean Rouaud indique qu'il a voulu défendre deux idées : « La première montre que l'art est le maillon indispensable entre l'économie de chasse et l'élevage, comme si en peignant des bisons, les guerriers magdaléniens les avaient apprivoisés. La seconde s'interroge sur la manière dont une société fondée sur la force a pu admettre en son sein un être improductif et laisser se développer un tel contre-pouvoir ».
Il va de soi que l'auteur a pris des libertés avec la préhistoire officielle, et nous réserve du même coup de très bonnes surprises

« ‘Roman-Cité' Promenade à la Villette », tous les deux constituant des témoignages sur l'histoire et la culture française.
De même, en parallèle à sa vie d'écrivain, Rouaud est aussi un chroniqueur remarqué dans la presse écrite. Il a ainsi publié des textes dans le quotidien suisse Le temps, ou encore dans Libération. De novembre 1999 à avril 2001, il a également contribué aux pages littéraires de l'Humanité, livrant chaque semaine des textes qui seront regroupés dans le recueil « La désincarnation » (2001). (déjà évoqué)

Au fil des ans, l'expression artistique de Rouaud se développe. En 2007, il signe le scénario de « Moby Dick », une bande dessinée illustrée par Denis Desprez et en 2008 il publie « La fiancée juive », recueil de huit textes courts et d'un poème/paroles de blues, morceau que l'on retrouve également dans un CD fourni avec le livre, composé et interprété par Rouaud lui-même.

Ce que le groupe a lu :
On pourrait dire«  le groupe a tout lu, à plusieurs reprises et dans différents ouvrages à l'exception des essais sur « l'écriture du roman » »
En effet, après ce que j'ai appelé « Le roman familial », les ouvrages parus aux éditions de Minuit, J Rouaud reprend, remanie – mais pas toujours, ce qu'il a déjà dit ailleurs.
Plutôt que résumer chaque ouvrage, je vais citer J Rouaud pour un ou deux passages de chacun d'eux.
« Les Champs d'honneur » (Prix Goncourt 1990)