C'était le 11 septembre 1989 ( Non, vraiment rien à voir avec un autre 11 septembre, 12 ans plus tard )Le prince des pilotes d'essais avait accepté mon invitation et j'allais passer une journée mémorable avec lui. Pilote d'avion moi-même, j'avais admiré ses exploits sur le plus beau bisonique civil de la Planète ; son livre m'avait émoustillée avec, notamment, sa des­cription quasi-érotique de son superbe oiseau blanc :
«  Avant de l'essayer, je méditais ses formes ; mais j'avais hâte de pénétrer dans l'intimité des systèmes… Lorsque le pilote active les pompes, tout le réseau musculaire de l'avion se tend ; je le sens palpiter à travers les mécanismes hydrauliques… Ah ! Le moment grisant de la puissance tenue en main et la jouissance primitive du décollage… »
L'avion y est présenté comme un vivant : raie géante, museau de tamanoir… et son pilote d'essai comme un audacieux conquérant !

La docteure en maths que je suis, avait surtout été intriguée par le nombre incroyable de paramètres à l'essai : près de cinq mille ! J'avais hâte de l'interroger sur ce point, entre autres.

Donc, je vais l'accueillir à Orly-Ouest, dans la glorieuse lumière matinale ; nous commençons la journée par les choses sérieuses : visite de mon Centre Universitaire TOLBIAC-PMF avec ses 3 élégantes tours en verre-bronze, œuvre du cabinet d'architectes Andraut-Parrat ; enchantement de la vue plongeante à partir du «  forum d'altitude » du 23° étage, sur les toits-pagodes au cœur du grand ensemble Olympiades ; j'apprends que, lui aussi, a fait appel à ce cabinet en tant que maire-adjoint de Toulouse ; mais vite, filons en taxi vers la gare de Lyon !

Le train s'arrête pile devant ma résidence, place de la gare de Fontainebleau-Avon ; juste une rue à traverser pour plonger en plein massif forestier de vingt cinq mille hectares, j'ai mijoté un plaisant itinéraire :
croix du Calvaire, croix d'Augas, hippodrome de la Solle, mare aux nénuphars, rocher St Germain, rocher Cassepot, … pour finir par l'incontournable Tour Denecourt inaugurée au dix-neuvième siècle par Napoléon III et Eugénie en personnes ! Nous croisons les sentiers quadrichromes de l'Eden bellifontain : le rouge des GR, le jaune des sentiers samoisiens, le vert du TMF et le bleu des fameux sentiers Denecourt ; au passage, nous nous heurtons à une curiosité affriolante : non, pas un dragon mais une belle roche de forme animalière, avec un gros creux au centre ; j'invite le prince André à sa traversée périlleuse, il s'exécute de bonne grâce et avec agilité malgré son âge puis, sorti triomphant de l'épreuve initiatique, semble attendre comme une gratification… Nous croisons aussi de gracieuses biches, des vols de chardonnerets rouges, de loriots jaunes, de verdiers et de geais bleus, tous plus gracieux que les silhouettes furtives de… racoleuses professionnelles encore trop nombreuses à Fontainebleau !
Mais, avec ou sans ces péripatéticiennes, la forêt bellifontaine sera toujours une fête, un massif arc- en- ciel jubilatoire !

Au retour devant la gare, incroyable mais vrai : le ciel qui s'était entièrement couvert de gris, s'entrouvre de façon brusque et improbable en une sorte de petite auréole très rayonnante, juste au-dessus de nos têtes ! Pur aléa météo ou signe céleste ? Allez savoir ! En tout cas, un lumineux intermède générateur d'allégresse.

Nous reprenons sereinement le train pour Paris ; le tortillard brinquebalant, en tôle ondulée, est qualifié de «  pas convenable » par son illustre passager, même en première classe ; la conversation roule encore sur son livre, en particulier l'histoire coquine du taureau expérimental Savarin mais aussi sur des sujets technico-scientifiques car, entre un polytechnicien et une matheuse universitaire, les centres d'intérêt communs sérieux ne manquent pas.
Oui, il y avait bien initialement cinq mille paramètres à contrôler mais, après une opération «  nettoyage des écuries d' Augias », ce nombre a été ramené à trois mille pour les essais et beaucoup moins en ligne.
Oui, le superbe «  oiseau de Paradis » est une belle réussite technique mais malheureusement un flop commercial, chiffres à l'appui, etc…

Nous terminons la journée à l'Aquaboulevard, dans un restaurant à baie panoramique surplombant le luxuriant bassin tropical ; les anecdotes fusent, notamment les rencontres du prince des pilotes d'essais avec des pilotes du dimanche, illustres mais inexpérimentés comme le shah d'Iran, Philippe d'Edimbourg, Bernard des Pays-Bas, aussi avec les célébrissimes et cosmiques Neil Armstrong, Gagarine, von Braun le bel allemand si performant auquel la NASA a pardonné sa collaboration avec Hitler ; et puis, la des­cription de la mémorable cérémonie de remise du prestigieux Harmon Trophy par le président Nixon, déjà sur le déclin, dans le fameux bureau ovale.

Un petit incident : le chevalier du ciel laisse entendre qu'il valait tout de même mieux subventionner le déficit du prestigieux oiseau-delta plutôt que celui des Houillères du Bassin de Lorraine. Alors là, je me rebiffe : c'est grâce aux allocations des HBL que j'ai pu prolonger mes études jusqu'au doctorat et terminer ma carrière comme enseignante-chercheuse titulaire à la Sorbonne, en provenance d'une obscure cité minière lorraine ! N'accorder des subventions qu'aux riches, voilà qui n'est n'est pas une demande très catholique pour un chrétien affiché comme vous, Mr l'aviateur !

Je raccompagne le grand homme à son hôtel, par courtoisie ; c'est alors la surprise finale de la journée : «  Vous montez ?  » invitation apparemment coquine sur un ton léger.

Ah, était-ce là son souhait de parvenir avec moi à un « accord cosmique » exprimé dans une charmante missive précédente ? A moins que le grand futé n'ait mijoté une mise à l'épreuve de la femme anti-macho, auteure de l'article à sensation « Désexualisation » paru dans le journal «  Le Monde » (03 décembre 1977) ?
Je préfère pencher pour ce dernier cas plus convenable…

Prince André, je vous ai beaucoup admiré au Bourget et ailleurs, en pensées, en paroles et en actions ; mais pour la bagatelle et l'envoi au « septième ciel » ce sera par omission et à jamais !
Cependant, pour les revigorantes et chastes randonnées forestières dans notre paradis vert-camaïeu bellifontain, le prince des pilotes d'essais sera sincèrement le bienvenu, encore et toujours…

P.S.Texte en hommage à André TURCAT, décédé le 04 janvier 2016 à l'âge de 94 ans, inhumé à Beaurecueil, son village de retraite.