Travailleurs du monde, dispersez-vous ! Les vieux livres sont dans l'erreur. Le monde a été créé un dimanche.

— Vladimir Nabokov, Autres Rivages

Les citoyens grecs libres, en cela si profondément semblables aux autres hommes, ne supportaient pas sans une certaine impatience leur condition mortelle et s'interrogeaient sur les moyens de laisser au monde quelques traces d'une existence inévitablement passagère.

La première voie à laquelle ils songèrent fut celle de l'héroïsme, de la prouesse individuelle, qui attache à un nom une renommée éternelle. À charge ensuite pour la poésie et l'histoire d'inscrire ces hauts faits dans la mémoire collective (il faut songer ici par exemple à la figure d'Achille, à l'épopée et, plus généralement, à cette période de la Grèce que l'on nomme archaïque).

Avec l'âge classique de la Grèce et la construction des cités, une autre forme d'accession à l'immortalité est envisagée : en considérant que la perfection de certaines lois était de nature à garantir leur pérennité, les Athéniens (Périclès, par exemple) ont pu croire un temps que de l'activité publique collective naîtraient des systèmes politiques qui survivraient à la disparition de ceux qui les avaient édifiés.

Platon et Aristote jugeaient illusoires ces deux formes d'accession à l'immortalité. À leur sens, aucune sorte de permanence ne pouvait résider dans les choses humaines. Et, fondamentalement, le fait qu'il s'agisse d'héroïsme individuel ou d'activité politique collective n'y changeait rien. Selon eux, le sentiment d'immortalité ne devait pas être recherché dans une hypothétique continuation de nous-mêmes ici-bas mais plutôt dans la contemplation, l'observation ou l'interprétation de ce qui est en soi éternel (pour Platon, le ciel des idées, pour Aristote, la nature ou le cosmos). De cette manière, Platon et Aristote tentaient de défendre l'idée qu'une vie contemplative (autrement appelée par Aristote vie théorétique) était en soi tout aussi méritoire qu'une vie consacrée à l'illustration militaire ou aux activités politiques. Davantage, à leur yeux, il s'agissait même de la seule piste valable pour celui qui voulait réellement connaître le goût de l'immortalité.

À partir de là s'élabore la notion grecque de scholè, que l'on peut traduire de manière assez approximative par loisir ou repos et qui exprime cette idée qu'une position de retrait à l'égard des activités publiques peut être regardée comme légitime, dans la mesure où elle rend possible une autre forme d'appréhension du monde (intellective et non active). Ce concept est repris très largement par les Romains à travers l'opposition binaire otium (loisir) / negotium (activité). Pour s'en tenir à un seul exemple, Salluste, dans sa préface à la Conjuration de Catilina, exprime son besoin de se retirer de la vie politique, qu'il juge trop corrompue, pour se consacrer à l'écriture de l'histoire qu'il considère à l'inverse comme un loisir constructif (bonum otium)(1).

La tradition humaniste va reprendre à son compte cette idée en considérant que, lorsque la vie politique se révèle insoutenable, une vie contemplative peut lui être préférée. Ainsi, en 1571, à l'âge de 38 ans, Montaigne décide d'abandonner une partie de ses charges publiques, pour se retirer dans sa librairie, afin d'y méditer et d'y écrire. Il célèbre ce moment avec solennité en peignant sur les travées de sa bibliothèque une inscription latine dans laquelle il affirme vouloir se consacrer à partir de ce jour à ses loisirs (otio consecravit). Cette attitude de retrait face au monde extérieur (otium) est l'acte de naissance des Essais, dont il entamera alors la rédaction patiente.

En 1639, à l'âge de 43 ans, se sentant comme Montaigne rattrapé par le temps, Descartes décide de rédiger en latin le texte des Méditations Métaphysiques, où il entend envisager sous un autre jour tout ce qu'il a tenu pour vrai jusqu'ici. Au début de la Méditation Première, il affirme que, avant de pouvoir procéder à cette remise en question systématique, il a dû au préalable se procurer un repos sûr (securum otium mihi procuravi).

Pourtant, ces notions de repos et de loisir, autrefois conçues comme le prélude à la création d'importantes œuvres de l'esprit, ont été progressivement dévaluées et en sont venues paradoxalement à être associées à une certaine forme d'improductivité. Ainsi, à partir du terme otium, qui désignait dans la tradition ancienne une attitude spirituelle foncièrement valorisée et valorisante, ont été formés indirectement dans notre langue des adjectifs comme oisif et oiseux, dont on ne peut méconnaître actuellement la dimension fortement péjorative(2).


  1. (1) Pour des raisons évidentes de concision, il est impossible de multiplier les exemples. Mais, pour s'en tenir à la culture latine, la complémentarité ou, tout du moins, la non-exclusivité et la légitimité partagée des deux termes du couple otium / negotium sont des questions fréquemment abordées par Cicéron et Sénèque.
  2. (2) Ce serait vraiment beaucoup trop long d'essayer d'envisager les causes d'une telle inversion. Peut-être peut-on rapprocher cette évolution de cette description de l'époque moderne (c'est-à-dire après Descartes) proposée par Hannah Arendt comme le moment où la capacité humaine d'action prend le pas sur la capacité de pensée et d'étonnement dans la contemplation.