Michel Chasles
Michel Chasles

Michel Chasles (1793 – 1880) est un des plus grands mathématiciens de son époque. Son nom est d'ailleurs passé à la postérité via la célèbre « relation de Chasles » que tout collégien digne de ce nom connaît sur le bout des doigts. Mais les mathématiques ne sont pas le seul centre d'intérêt de Michel Chasles. Curieux de tout, il est particulièrement intéressé par l'Histoire.
Un beau jour de 1862, alors que le mathématicien est installé tranquillement chez lui, parcourant avec délectation sa collection d'autographes d'hommes célèbres, un homme se présente à sa porte. Il s'appelle Vrain-Lucas et il dit détenir une quantité impressionnante de manuscrits précieux. Pour prouver sa bonne foi, l'homme lui présente une lettre de Molière. Chasles est aux anges ! Sans se méfier le moins du monde, il ne cherche même pas à négocier le prix et achète sur le champ le document.

Vrain-Lucas flaire le client idéal…
– Vous savez, si ce genre de documents vous intéresse, j'en ai des centaines d'autres à votre disposition.
– V… Vraiment ? Mais, où vous-êtes vous procurés pareils chef-d'œuvre ?
– Ah ! J'ai réussi à mettre la main sur la collection de manuscrits du comte de Boisjourdain qui, comme vous le savez, a péri lors du naufrage de son navire…
– Oui, je connais cette histoire. Mais je pensais que tout avait été englouti par les flots.
– Non ! Ça, c'est ce que tout le monde croit ! J'ai réussi à récupérer une malle contenant une grosse partie des manuscrits ! Voyez, la lettre que vous venez de m'acheter a d'ailleurs un peu pris l'humidité !

Chasles, en effet, se rend compte que la lettre de Molière qu'il a entre les mains est un peu gondolée. Mais qu'importe ! Une telle trouvaille vaut bien un papier un peu abîmé ! Les deux hommes se séparent, non sans que Vrain-Lucas ne promette au mathématicien de revenir rapidement lui proposer d'autres trésors.

Quelques jours tard, c'est avec grand plaisir que Chasles accueille de nouveau l'individu qui frappe à sa porte.
– Je vous attendais avec impatience ! Alors, qu'avez-vous à me proposer aujourd'hui ?
– Vous n'allez pas en croire vos yeux, je vous l'assure !
En effet, l'escroc dépose devant les yeux ébahis du scientifique une pile de documents incroyables ! Correspondance entre Dagobert et son conseiller Saint-Éloi, lettre envoyée par Alexandre le Grand à son ancien professeur Aristote, courriers d'amour enflammés entre Cléopâtre et Jules César… Des trésors inestimables !
Chasles bafouille, totalement troublé et ému d'avoir le privilège de détenir des documents d'une telle valeur. Il se fait déposséder sans grande difficulté de plusieurs dizaines de milliers de francs-or par l'escroc. Et celui-ci lui promet de revenir très vite !

« J'octroy le retour du jeune Trogus Pompeus au près d l'emp[ereu]r J. César, sien maistre, et ordoing à ceus qui ces tetres verront le laisser passer librement et l'aider au besoing. ce X de Kal de may. VERCINGETORIX »

De fait, le petit manège durera des mois et des mois, période durant laquelle Chasles devint l'heureux propriétaire de manuscrits écrits de la main même de Judas Iscariote, de Dante Alighieri (le célèbre auteur de la Divine Comédie), de Cicéron, de Jeanne d'Arc, d'Archimède, de Sappho, de Marie-Madeleine, de Pythagore, de Vercingétorix ou même une lettre de Lazare adressée à Saint-Pierre après sa résurrection !

Détail troublant, l'ensemble des lettres dont il s'est porté acquéreur sont écrites en vieux Français… mais cela ne semble pas gêner outre mesure notre historien en herbe ! Dans un état proche de l'extase, Chasles semble perdre pied au fur et à mesure des visites de Vrain-Lucas.

Il devient de plus en plus difficile pour l'académicien de garder toutes ces découvertes pour lui seul. Les textes qu'il a en sa possession révolutionnent toutes les connaissances actuelles de l'Histoire. Il décide de rendre publique une lettre de Pascal à Newton dans lequel le philosophe fait part au physicien de ses découvertes sur les lois de l'attraction universelle… Chasles est abasourdi ! C'est le Français Pascal qui est à l'origine d'une des plus grandes découvertes de la science, et pas Newton, cet imposteur anglais !

Dans la communauté scientifique, personne, absolument personne, ne remet en doute la véracité du document présenté par Chasles. L'affaire prend alors un tour très politique. D'un côté, les scientifiques français jubilent, attendant la réaction de leurs confrères d'outre-Manche. Avec leur flegme tout britannique, les Anglais répondent par une missive laconique : à la date du courrier soi-disant écrit par Pascal, Newton était âgé d'à peine 10 ans ! Difficile d'envisager une correspondance sérieuse dans ces conditions…

On s'en doute, Chasles est quelque peu décontenancé par cette réponse inattendue… Il fait part de sa déception à Vrain-Lucas… qui lui remet quelques jours plus tard un courrier écrit de la main de la mère de Newton remerciant Pascal pour le courrier qu'il a envoyé à son petit garçon !
Bien sûr, Chasles est tout heureux d'apporter la « preuve » de la véracité de ses révélations. Il diffuse donc la lettre de la maman de Newton, mais son accueil dans la communauté scientifique est cette fois un peu plus mitigé… Les esprits commencent à s'échauffer, le tout-Paris étant très vite divisé en deux camps : ceux qui croient en la véracité des documents de Michel Chasles, et ceux qui n'y croient pas une seconde…

Lettre de Jeanne d'Arc aux parisiens… « Braves Parysiens foyez tous on repos. L'armée de votre Roy arrive devant Parys… Aux parysiens de la part de Johann dicte La Pucelle… »

Bien sûr, la question de la langue utilisée dans les lettres commence à faire surface. Qu'Alexandre le Grand, Socrate ou Hannibal s'expriment en français : voilà de quoi remettre en question l'authenticité des documents ! Chasles se rend compte qu'il n'avait jamais pensé à ce « détail », et il va voir Vrain-Lucas, comme toujours, pour tenter d'obtenir des explications à ce sujet. Et comme toujours, Vrain-Lucas a réponse à tout ! Il invente une sombre histoire – mais qui tient la route néanmoins : c'est Rabelais qui aurait réuni tous les documents originaux et les aurait traduits. Les « originaux », eux, auraient disparus. La centaine de documents en possession du mathématicien serait donc de simples traductions écrites de la main-même de Rabelais. Et cette histoire a le mérite d'expliquer également l'étrange ressemblance des écritures utilisées sur les différentes lettres.
Chasles, forcément un peu déçu de ne pas avoir les véritables originaux, se laisse tout de même convaincre par l'explication hasardeuse de Vrain-Lucas et les doutes qui lui traversèrent l'esprit ces dernières semaines sont vite dissipés.

Les journaux et les hommes politiques s'emparent maintenant de l'affaire. Le tout-Paris est en ébullition. Bientôt, une seule question balaye toutes les autres : les manuscrits de Chasles sont-ils vrais, oui ou non ? Sommé de révéler d'où il tient l'ensemble de ces documents, Chasles refuse obstinément de répondre, de peur que quelqu'un ne s'empare avant lui des centaines de manuscrits encore entre les mains de Vrain-Lucas. Très vite, Chasles est alors accusé d'être lui-même un faussaire qui a monté cette supercherie de toutes pièces. Même le Président de la république Thiers intervient publiquement pour prendre la défense du malheureux mathématicien ! Devant l'ampleur médiatique de l'affaire et pour lever le voile sur cette hypothétique mystification, une enquête de police est lancée. Très vite, les enquêteurs découvrent le pot-aux-roses. Ils entendent Vrain-Lucas et ses explications ne tiennent pas bien longtemps ! Le faussaire est arrêté en septembre 1869.

Durant tout ce temps, Vrain-Lucas a vendu à Chasles presque 30 000 manuscrits pour la modique somme de 150 000 francs-or ! Il avoue finalement ses méfaits, tout fier d'avoir réussi à mystifier la quasi-totalité du monde scientifique de l'époque, lui, ce petit fils de jardinier qui passa des heures et des heures dans des bibliothèques pour se cultiver. Il écopa d'une peine de deux ans de prison et quelques centaines de francs d'amende.

Chasles, quant à lui, ne réussit jamais à se convaincre qu'il avait été dupé. Même après les aveux de Vrain-Lucas, il continua à croire dur comme fer en la véracité des manuscrits ! Comme quoi, on peut être un vrai génie mais ne pas être très futé…