La Bible n'est pas fréquemment évoquée dans le théâtre de William Shakespeare. Mais un personnage particulier l'invoque bien plus que tous les autres réunis, et ce personnage est juif, et odieux. Il s'agit bien sûr de Shylock, du Marchand de Venise : l'antisémitisme de Shakespeare n'est vraiment étalé que dans cette pièce. Ailleurs on ne trouve que de vagues allusions : dans Macbeth (acte IV, scène 4), le foie d'un Juif blasphémateur entre dans la recette infernale des sorcières. Ce n'était donc pas une obsession chez lui. On peut penser qu'il n'a fait que refléter les préjugés de son époque et de son milieu, ce qui n'est pas moins instructif. Quoi qu'il en soit, Shylock ne cesse de se référer à la Bible, plus que tout autre personnage shakespearien(1).

Pour justifier son métier d'usurier, Shylock explique :

Shylock : Quand Jacob menait paître les moutons de son oncle Laban, grâce à ce que fit pour lui sa prudente mère, ce Jacob était le troisième patriarche après notre saint Abraham ; oui, il était le troisième.
Antonio : Eh bien, après ? Prêtait-il à intérêt ?
Shylock : Non, il ne prêtait pas à intérêt ; pas, comme vous diriez, positivement à intérêt. Écoutez bien ce que faisait Jacob. Laban et lui étaient convenus que tous les agneaux qui étaient rayés et tachetés seraient le salaire de Jacob. Les brebis, étant en rut, cherchèrent les béliers à la fin de l'automne ; tandis que le travail de la génération s'accomplissait entre ces bêtes à laine, le malin berger se mit à me peler certaines baguettes, et, au moment de l'œuvre de nature, les planta devant les brebis lascives, lesquelles concevant alors, mirent bas des agneaux bariolés.

— Le marchand de Venise, acte I, scène 3.

Ce qui se réfère bien évidemment à la Genèse, quand Jacob s'installe chez son futur beau-père Laban :

Laban dit : Que te donnerai-je ? Et Jacob répondit : Tu ne me donneras rien. Si tu consens à ce que je vais te dire, je ferai paître encore ton troupeau, et je le garderai. Je parcourrai aujourd'hui tout ton troupeau ; mets à part parmi les brebis tout agneau tacheté et marqueté et tout agneau noir, parmi les chèvres tout ce qui est marqueté et tacheté. Ce sera mon salaire. Ma droiture répondra pour moi demain, quand tu viendras voir mon salaire ; tout ce qui ne sera pas tacheté et marqueté parmi les chèvres, et noir parmi les agneaux, ce sera de ma part un vol. Laban dit : Eh bien ! qu'il en soit selon ta parole !

— La Genèse, 30, 31-34

La ruse est un peu plus subtile(2) que ce qu'indique Shylock :

Jacob prit des branches vertes de peuplier, d'amandier et de platane ; il y pela des bandes blanches, mettant à nu le blanc qui était sur les branches, qu'il avait pelées, dans les auges, dans les abreuvoirs, sous les yeux des brebis qui venaient boire, pour qu'elles entrassent en chaleur en venant boire. Les brebis entraient en chaleur près de ces branches, et elles faisaient des petits rayés, tachetés et marquetés (…) Toutes les fois que les brebis vigoureuses entraient en chaleur près des branches, Jacob plaçait les branches dans les auges, sous les yeux des brebis, pour qu'elles entrassent en chaleur près des branches. Quand les brebis étaient chétives, il ne les plaçait point ; de sorte que les chétives étaient pour Laban, et les vigoureuses pour Jacob.

— La Genèse, 30, 37-42

Autrement dit, Jacob croyait que si les animaux voyaient des taches et des rayures au moment de la conception, cela influencerait les agneaux et les biquets qui viendraient au monde. L'efficacité de cette primitive méthode de sélection génétique est bien évidemment plus qu'incertaine !
Jacob, dont le troupeau personnel s'agrandit très au-delà de ce qu'on pouvait prévoir, aux dépens de sa belle-famille, finit par être détesté puis chassé par les fils de Laban. Quoi qu'il en soit, Shylock justifie ses pratiques usuraires d'après un précédent biblique montrant quelque chose de plus vicieux encore. Nous reviendrons sur son cas.

Dans un aparté, Shylock fait connaître sa haine pour les chrétiens en général, et Antonio en particulier, à coups de références bibliques :

Comme il a l'air d'un publicain flagorneur ! Je le hais parce qu'il est chrétien, mais surtout parce que, dans sa simplicité vile, il prête de l'argent gratis et fait baisser le taux de l'usance ici, parmi nous, à Venise. Si jamais je le tiens dans ma poigne, j'assouvirai la vieille rancune que je lui garde. Il hait notre sainte nation, et il clabaude dans l'endroit même où se réunissent les marchands, contre moi, contre mes opérations, contre mes légitimes profits qu'il appelle intérêts ! Maudite soit ma tribu, si je lui pardonne !

— Le marchand de Venise, acte I, scène 3.

Le publicain flagorneur vient de l'Évangile, référence aux publicains (qui tenaient des péages pour le compte des autorités et étaient de ce fait détestés) que Jésus s'est attachés (dont Matthieu, devenu un des douze Apôtres).
Ma tribu est parfaitement anachronique : les Juifs ne se sont jamais regroupés par tribus dans l'Europe chrétienne. Encore une référence aux temps bibliques.
Vient alors la proposition incongrue et célèbre de Shylock : puisque Antonio est par principe opposé au prêt à intérêt (il s'est pourtant résigné à y recourir), l'usurier lui accordera les trois mille ducats dont il a impérativement besoin, pour trois mois. Si au bout de ces trois mois Antonio ne peut les lui restituer, le Juif aura le droit de prélever une livre de sa chair, où bon lui semblera. Et comme Bassanio tente de dissuader Antonio d'accepter, Shylock invoque encore la Bible, par le biais d'un de ses plus illustres personnages :

Ô père Abraham ! Ce sont bien là les chrétiens ! La dureté de leurs procédés leur apprend à suspecter les intentions des autres.

— Le marchand de Venise, acte I, scène 3.

À l'acte suivant, la haine des chrétiens est encore associée à une discrète référence à l'Évangile, plus précisément à la parabole de l'Enfant prodigue :

Shylock : (…) J'irai pourtant, mais par haine, pour manger aux dépens du chrétien prodigue…

— Le marchand de Venise, acte II, scène 5.

Et encore au quatrième acte, bien des péripéties après :

Shylock : (…) J'ai une fille : plût à Dieu qu'elle eût un descendant de Barabbas pour mari, plutôt qu'un chrétien !

— Le marchand de Venise, acte IV, scène 1.

Or Barabbas est un personnage de l'Évangile, présentant fort peu d'importance pour n'importe quel Juif.
Une réplique plus loin, il jure par le bâton de Jacob.
Et encore un retour à la Bible à la fin de cette même scène :

Shylock : Que dit ce niais de la race d'Agar ?

— Le marchand de Venise, acte IV, scène 1.

Agar était, selon la Genèse, la concubine d'Abraham, mère d'Ismaël considéré traditionnellement comme l'ancêtre des Arabes, tandis que son demi-frère Isaac, fils de la légitime Sarah, serait celui des Juifs. Shylock considérerait donc implicitement tout non-juif comme un descendant d'Agar, donc aussi d'Abraham.

Pour finir, Shakespeare place plusieurs fois, dans la bouche de Shylock puis ironiquement celle de ses adversaires la réplique Ce juge est un Daniel ! , car Daniel donne son nom à un livre biblique où il apparaît notamment comme un juge perspicace(3).

Et donc, globalement, un antisémite par tradition (il y avait fort peu de Juifs en Angleterre depuis leur expulsion massive en 1290) ne sait pas caractériser les Juifs autrement qu'en les faisant se référer à la Bible !


  1. (1) Par exemple, quand Hamlet interpelle Polonius en l'appelant Vieux Jephté, insinuant donc que Polonius a provoqué le suicide de sa fille, puisque Jephté avait sacrifié la sienne, ce qui soit dit en passant renvoie à un épisode sinistre de la Bible.
  2. (2) Elle est aussi invraisemblable, mais la Bible n'est pas à une invraisemblance près.
  3. (3) Ironiquement, Daniel ne se montre tel que dans l'histoire de Suzanne, chapitre 13, laquelle ne figure pas dans la Bible hébraïque.