Einstein(1), Galois(2), Bourbaki(3), Grothendieck, ces noms vous sont-il connus ? Peu d'entre vous ignorent le premier, même sans être physicien ! Si les mathématiciens connaissent pour la plupart Bourbaki (personnage fictif !) comme auteur des Éléments de mathématique(4), Évariste Galois est parfois connu comme jeune génie disparu prématurément. En revanche, très peu ont entendu parler du dernier… Et pourtant !

Alexandre Grothendieck, né en 1928, est mort ce 13 novembre 2014.

Les deux chaînes de la télévision nationale lui ont accordé quelques minutes à peine chacune aux journaux de treize et vingt heures du jour. En substance, il était dit que Grothendieck avait été un mathématicien d'un génie comparable à Einstein, qu'il avait obtenu et refusé la médaille Fields en 1966 et qu'il vivait retiré depuis des années en Ariège. On ajoutait, sur la 3 seulement, qu'il avait quitté la recherche à Bures sur Yvette en 1971 en opposition à une subvention de l'armée dans le financement de l'institut où il travaillait, l'IHES(5).
Pour un profane, une contradiction apparaît entre le temps d'antenne et l'importance annoncée du personnage !
Ayant entendu prononcé son nom, quasi en aparté, par l'un ou l'autre de mes professeurs de Paris VII, lui rendant discrètement en bougonnant la paternité de développements mathématiques en géométrie algébrique, ayant plusieurs fois lu le nom de Shapiro(6) en bas de page dans un cours de l'X(7)… j'ai cherché à en savoir plus.
Les informations qu'on peut collecter sur Alexandre Grothendieck sont aujourd'hui foison heureusement, y compris des écrits personnels(8) et la bande-son d'une conférence(9) : ce personnage complexe nous parle. Et la tâche de le présenter devient démesurée !

Son père, Sacha Shapiro, est russe, anarchiste et juif d'origine. Il participe aux révolutions de 1905 et 1917. Sa mère, Hanka Grothendieck est allemande, mariée puis divorcée en 1929, journaliste libertaire et protestante d'origine. En 1933, à l'avènement d'Hitler, ils se réfugient en France après avoir confié leur fils à des parents nourriciers en Allemagne. On les retrouve aux côtés des républicains espagnols en 1936, puis, après la victoire de Franco, parmi les réfugiés. Leur fils Alexandre les rejoint en 1939 vers Nîmes. Mais devenus des indésirables, le père est bientôt arrêté, interné puis déporté en 1942 à Auschwitz où il disparaît peu après, tandis que sa mère est aussi internée dans un camp en Lozère avec son fils. Le petit Alexandre va à l'école à Mende, puis au collège cévenol du Chambon sur Lignon(10). Alexandre restera volontairement apatride jusqu'en 1971 par antimilitarisme.

Étudiant à l'université de Montpellier, il rejoint Paris en 1948 avec une recommandation de son professeur. Là débute son parcours mathématique : Attaché de recherche au CNRS de 1950 à 1953, il participe au groupe de mathématiciens Bourbaki. Refusant le service militaire, donc la naturalisation, il quitte la France en professeur invité au Brésil, puis aux universités du Kansas et de Chicago. Il revient en 1956 comme maître de recherche au CNRS, puis est accueilli en 1959 dans le tout nouveau IHES. De 1960 à 1967, il rédige les Éléments de géométrie algébrique. Il est lauréat de la médaille Fields en 1966, qu'il refuse d'aller chercher en URSS(11).
La puissance de son travail est monumentale, même si sa présentation déborde de ce cadre(12).
En 1968, il veut défendre la recherche devant les étudiants à Orsay, mais le choc est rude ! Un voyage au Vietnam en 1967, le Printemps de Prague influencent également sa nouvelle position : En 1970, il démissionne de l'IHES en raison des subventions de l'armée. Il fait des conférences au Collège de France jusqu'en 1973 où il ose poser la question de fond : Faut-il continuer la recherche scientifique ? De 1973 à sa retraite en 1988, il sera simple professeur à l'université de Montpellier.

Un autre personnage, cohérent et sans compromis, apparaît alors. Avec deux autres amis mathématiciens(13), il fonde en juillet 1970 à Montréal le groupe Survivre dont le but est la lutte pour la survie de l'espèce humaine, et même de la vie tout court, menacée par le déséquilibre écologique croissant causé par une utilisation indiscriminée de la science et de la technologie et par des mécanismes sociaux suicidaires, et menacée également par des conflits militaires liés à la prolifération des appareils militaires et des industries d'armement. Une revue paraît de 1970 à 1975(14) sous le titre Survivre puis Survivre… et vivre au neuvième numéro.
Vivant dès lors en accord avec une écologie radicale, il se retire ensuite de plus en plus…

Des cartons empilés dans un cagibi de l'université de Montpellier, ce sont quelques 20 000 pages de travaux qu'Alexandre Grothendieck a demandé de détruire après sa mort(15)… Quoiqu'il en soit, son travail mathématique a définitivement influencé les mathématiques et malgré lui également la physique.

Un mathématicien cogitant dans sa tour d'ivoire ? ce qu'il a vécu et ce qu'il a découvert au dehors ensuite lui ont fait fuir le monde. Ne le traitez pas de savant fou, sa réflexion d'écologie politique demeure plus que jamais d'actualité.
Chapeau bas Monsieur Alexandre Grothendieck !


  1. (1) Albert, 1879-1955
  2. (2) Évariste, 1811-1832, théorie des groupes, mort « bêtement » en duel
  3. (3) Nicolas, 1923 (premier canular), puis groupe 1935-1968 Cartan, Weil, Mandelbrojt, Delsarte, Coulomb, Dieudonné, Ehresmann, Chevalley, de Possel, Schwartz, Serre, Grothendieck, Connes, Yoccoz, Cantor, Hilbert, Nœther, Bruhat, Dixmier, Samuel, Cartier, Malgrange, Demazure, Douady, de Giraud, Verdier et pardon si j'en oublie…
  4. (4) Titre faisant écho aux Éléments d'Euclide.
  5. (5) Institut des Hautes Études Scientifiques.
  6. (6) Nom de son père
  7. (7) Autre nom familier de l'École Polytechnique, ce cours de Laurent Schwartz est relié mais constitué de feuilles tapées à la machine et polycopiées.
  8. (8) Récoltes et semailles, 929 pages, Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien.
  9. (9) Presque deux heures et demie avec questions et réponses au CERN.
  10. (10) Le collège cévenol et tout le village du Chambon sur Lignon ont sauvé de nombreux enfants juifs.
  11. (11) Il refuse également en 1988 le prix Crafoord au triple motif qu'il n'a pas besoin d'argent son salaire lui suffit, les lauréats à qui s'adressent le prix ont également tout ce dont ils ont besoin et le plus des uns se réalise sur le moins des autres, enfin les travaux récompensés sont vieux de plus de vingt-cinq ans et il ajoute qu'il refuse de cautionner la dégradation de l'éthique des scientifiques et le pillage
  12. (12) Je ne développerai pas l'intérêt de ses travaux mathématiques, trop compliqué de faire simple et court, et au-dessus de mes moyens, mais on trouve de nombreux articles.
  13. (13) Claude Chevalley et Pierre Samuel
  14. (14) soit 19 numéros, d'abord bi-mensuel puis un peu plus irrégulier
  15. (15) L'ami de Kafka n'a pas respecté sa volonté : bien ou mal ? c'est ainsi que nous connaissons son œuvre