Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie. Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire : tandis que moi, morbleu !, perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement qu'on en a mis depuis deux cents ans à gouverner toutes les Espagnes !

— Le Mariage de Figaro

Il en va des mots comme des hommes de la trempe d'un Figaro : avec le temps, les moins bien nés parviennent à supplanter ceux qui peuvent aligner plusieurs quartiers de noblesse.
Ainsi, s'il est entendu que le latin est bien l'ancêtre des langues romanes et, entre autres, du français, il faut cependant préciser qu'une grande partie de notre vocabulaire est issu non du latin classique (celui de César et de Cicéron, celui qu'on apprend au collège sous la contrainte et, au-delà, par choix délibéré), mais de la langue orale et populaire parlée à Rome, communément appelée latin vulgaire. Voici deux exemples de ces filiations un peu bâtardes.

Pour désigner la partie supérieure de notre anatomie, la latin classique dispose du terme caput, qui a donné en français chef(1). Si ce mot devait connaître une grande fortune pour désigner au sens figuré un leader ou, plus platement, un supérieur hiérarchique, en revanche, dans son sens propre, il est rapidement concurrencé par le mot tête qui le supplante définitivement au XVIIe siècle. Aujourd'hui, du sens concret de caput ne subsistent que de rares vestiges : l'expression « couvre-chef », ou encore la locution figée « de pied en cap »(2). Or, tête, qui vient de vaincre chef par K.O., est un terme populaire par excellence : en latin, testa désigne à l'origine un vase en argile ou en terre cuite. Puis, à la faveur d'un rapprochement humoristique entre la forme du récipient et la rotondité de la boîte crânienne, testa est utilisé comme un substitut plaisant de caput, jusqu'à ce que la situation s'inverse définitivement, la « tête » détrônant finalement le « chef » en langue française(3).

Même scénario pour le nom du cheval. Le latin classique propose equus, que l'on retrouve aujourd'hui dans des termes spécialisés comme « équin » ou « équitation ». Mais rien que de très marginal, comparé à la formidable ascension et à la diffusion massive de caballus, devenu en français cheval. Or, à l'origine, le destin de caballus était plus obscur : il s'agissait en effet d'un terme populaire qui désignait de manière péjorative un mauvais cheval. Le mot s'est généralisé, puis étendu jusqu'à renvoyer finalement equus à ses chères études.


  1. (1) Si vous brûlez de savoir comment caput devint chef, vous n'avez pas d'autre choix que de faire le grand saut et de vous initier aux règles de la phonétique historique. C'est aussi déplaisant et douloureux qu'une visite chez le dentiste, et moins utile de surcroît, à ceci près que vous aurez la surprise de découvrir que des termes comme diphtonguaison, palatalisation ou appendice labio-vélaire ne sont ni injurieux ni dégradants et peuvent être prononcés en société sans crainte de représailles.
  2. (2) Un petit détour technique s'impose ici : nécessairement, les lois de l'évolution phonétique diffèrent selon les langues et les dialectes. Ainsi, si caput devient chef en français, il se simplifie en cap dans le dialecte provençal, plus conservateur. Par la suite, le français « standard » s'est amalgamé un certain nombre de termes issus à l'origine du dialecte provençal. Cap est donc ce que l'on appelle un provençalisme.
  3. (3) On retrouve le même type de fonctionnement par analogie de forme dans un vocabulaire argotique plus proche de nous : des expressions comme en pleine poire ou prendre le melon, si elles transforment la métaphore culinaire en métaphore maraîchère, font également reposer la création linguistique sur une comparaison implicite entre la morphologie de la tête et l'arrondi du fruit.