Vous avez toujours caressé le rêve d'une vie passée sous les ors de la République. Vous vous préparez donc à subir les épreuves d'un prestigieux concours qui devrait assurer votre métamorphose en un grand commis de l'État.
D'obstacles en obstacles, vous voilà arrivé sans trop d'encombres au grand oral de Culture Générale et à la fatidique question qui en constitue la terrifiante clôture. Les trois Cerbères, entre les mains desquels repose votre destinée, laissent alors flotter dans l'air cette déconcertante proposition :
Quels sont les plus beaux vers de la littérature française ?

Pris d'une soudaine inspiration, vous résistez non sans peine à l'envie de réciter les quelques vers de La Fontaine qui vous avaient valu la considération durable de votre instituteur de CM1. Mais autres temps, autres mœurs ! Et, vous vous en rendez compte à présent, vous auriez alors fait figure de parfait candide ! (Ce qui n'est pas très indiqué lorsque l'on ambitionne de devenir le pilote du navire de l'État).

Vous ravisant alors, vous songez un instant à vous laisser aller à quelque élan lyrique. Toutefois, vous sentez confusément que les circonstances ne se prêtent guère à ce genre d'épanchements. Et puis, ne risqueriez-vous pas alors, les yeux embués de larmes et des trémolos dans la voix, de déclamer :

Mon secret, c'est mon cœur
Ma souffrance, la vie
Mon effroi, l'avenir,
si Dieu n'eût fait la mort. (1)

Vous n'auriez en somme évité la candeur que pour sombrer dans le ridicule le plus achevé.

Peut-être le moment est-il venu de manifester la sûreté de votre goût en matière artistique et d'arrêter votre choix sur quelque Himalaya poétique, alliant avec bonheur euphonie et perfection formelle ? Et pourquoi pas ces deux vers liminaires du fameux sonnet en X de Mallarmé :

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx
L'angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore…

Mais que se passera-t-il si vos redoutables examinateurs ne partagent pas vos critères esthétiques ? Et, d'ailleurs, n'est-ce pas là le plus sûr moyen d'être pris pour un cuistre ? Enfin, lorsque l'on est appelé à se saisir à bras le corps de la chose publique et de présider aux destinées de ses administrés, est-il vraiment opportun de se présenter sous les traits d'un esthète reclus dans une tour d'ivoire tapissée de poésie mallarméenne ? Non, c'est décidément là encore une très mauvaise piste.

Vous devez donc tenir en lisière votre spontanéité, votre sensibilité et votre jugement littéraire. Vous commencez à comprendre que ce que vous aviez pris à tort pour une question oiseuse, voire incongrue, était en réalité un traquenard, destiné à mesurer votre degré de self-control. Pour en sortir par le haut, il faut procéder autrement : partir d'eux et non de vous, analyser la situation au lieu de sonder votre cœur. Et, précisément, votre posture actuelle ne vous rappelle-t-elle rien ni personne ?

Cette vieille histoire sur les origines de Rome que l'on trouve chez Tite-Live. Il y était question de la rivalité entre Albe et Rome, d'une guerre qui durait depuis deux ans déjà. Pour tenter de mettre un terme à cet interminable conflit, les deux villes organisent un dernier combat, dont l'issue sera décisive. Chacune d'elles désigne ses champions, qui sont dans les deux cas trois frères (Les Curiaces pour Albe et Les Horaces pour Rome). À un moment donné, le camp des Horaces est en très grande difficulté : deux d'entre eux ont été tués alors que les Curiaces demeurent tous trois sains et saufs. Le dernier Horace ne semble avoir aucune chance : pourtant, en feignant la fuite, il réussit à se faire poursuivre séparément par chacun des trois Curiaces, qu'il transperce l'un après l'autre de son épée. Contre toute attente, il est le dernier survivant. Son camp est déclaré vainqueur.

C'est tout à fait ce qu'il vous faut : ils sont trois, vous êtes seul et placé vous aussi dans une situation que vous n'êtes pas loin de juger totalement désespérée. De plus, dans l'histoire des Horaces et des Curiaces, il n'est question que de sens de l'honneur, de sacrifice à sa patrie et de raison d'État. Tout ce dont vous avez besoin ici, en somme !

Il reste cependant que Tite-Live c'est de la prose latine et que vous avez besoin, vous, de vers français. Qu'à cela ne tienne ! Corneille n'a-t-il pas consacré sa tragédie Horace à cet épisode ? Il serait bien étonnant que vous ne réussissiez à y trouver l'alexandrin parfait qui vous fera redresser la tête et sortir de cette chausse-trappe avec les honneurs.

Alors, avec l'humilité qui sied aux futurs serviteurs de l'État mais sans pouvoir toutefois dissimuler entièrement un fugitif sourire de satisfaction, vous annoncez calmement que votre choix se portera sur ce bref échange de répliques entre Julie et le vieil Horace, qui parlent en ces termes de la fuite présumée du jeune Horace :

Julie : Que vouliez-vous qu'il fît contre trois ?
Le vieil Horace : Qu'il mourût(2) !

Et, certes, après un tel morceau de bravoure, vous pouvez probablement vous-même mourir aussi en paix(3) !


  1. (1) Pardon, Marceline Desbordes-Valmore, vous dont on nous dit que vous fûtes l'une des premières femmes de lettres à s'assumer comme telle mais, décidément, votre poésie est d'une mièvrerie qui soulève le cœur.
  2. (2) Pour bien comprendre ce dont il s'agit, voici les éléments de contexte : Julie, une notable romaine quelque peu écervelée, a assisté à la première partie du combat : voyant le dernier Horace fuir devant les trois Curiaces, elle croit à une lâcheté de sa part et en rapporte la nouvelle à son père, le vieil Horace, qui conspue à distance son fils pour n'avoir pas eu le courage de tenir tête à ses ennemis. En réalité, comme on l'a dit, cette fuite n'était qu'une feinte, destinée à isoler chaque Curiace avant de procéder à la mise à mort.
  3. (3) Après, la personne qui a revendiqué la paternité de ce morceau de bravoure devant moi a pu mentir comme un arracheur de dent. Il se peut que, toute honte bue, il se soit attribué indûment un mérite qui revenait en réalité à un autre. Ou alors il a rapporté devant une assistance médusée la réplique qu'il aurait aimé prononcer et non pas celle qu'il a prononcée alors. Mais, qu'importe finalement, l'anecdote est trop mémorable pour être passée sous silence.