Pour commencer un petit excursus autobiographique afin de préciser les circonstances qui ont donné à cet article son impulsion initiale.

Alors que j'achetais des crackers au gouda dans la succursale d'une célèbre enseigne (pas très captivant, j'en conviens), le caissier, dans un louable effort pour dissiper la grisaille du quotidien, s'adresse à moi en souriant et en pointant du doigt les lettres du mot GOUDA inscrites sur le paquet :

« Méfiez-vous, il suffit de changer une seule lettre et l'on obtient le mot GOUGA ! (lisez goujat) »

Face à mon air incrédule, il prend gentiment la peine de m'expliquer, gestes à l'appui, qu'il suffit de remplacer le D par un G pour obtenir le mot GOUGA (lisez goujat).

De peur de le froisser, je lui réponds à mon tour le plus diplomatiquement possible qu'il s'agit non pas d'un G mais d'un J et que, de toute façon, changer une lettre ne suffirait pas puisqu'il faudrait ajouter également un T à la fin du mot.

À ce stade de notre conversation, je m'apprête déjà à recevoir dans la figure ma boîte de crackers et/ou ma monnaie mais, ô miracle de la sociabilité, absolument pas vexé, il me croit sur parole et s'amuse de son erreur avec la plus entière bonne foi. Sur l'échelle des mérites et des démérites, l'absence de susceptibilité et de goujaterie (précisément) rachètent incontestablement le désastre orthographique. De plus, en y réfléchissant bien, le mot goujat, dont l'orthographe n'est en effet ni classique, ni évidente, ni intuitive, a donc probablement une origine non latine. Et c'est de cette interrogation que procède ce qui suit(1).

Le mot goujat apparaît au XVe siècle dans la langue française : il s'agit d'un emprunt à l'ancien provencal gojat (jeune homme) lui-même dérivé du mot d'origine hébraïque goya (servante chrétienne)(2).

Il désigne d'abord un valet d'armée, qui aide les soldats à s'équiper puis, plus tard, (à partir du XVIIe siècle) un apprenti maçon chargé de porter les matériaux des ouvriers. Et, comme le monde est méchant, de la bassesse de la condition et de l'extraction sociales, il eut tôt fait de conclure à la grossièreté des manières et des comportements. Ainsi, à partir du XVIIIe siècle, goujaterie signifie pêle-mêle saleté, malhonnêteté ou manque de sérieux au travail. C'est toutefois le sens plus général d'impolitesse ou de grossièreté qui l'emportera. Progressivement, le mot goujaterie désignera plus spécifiquement un comportement irrespectueux à l'égard des usages communément admis entre hommes et femmes. Et c'est dans cet emploi seulement, où ils peuvent être d'ailleurs rapprochés des termes mufle et muflerie, que goujat et goujaterie sont encore utilisés de nos jours(3).

Ironie du sort donc puisque le goujat, que l'on stigmatise aujourd'hui pour ses manières offensantes à l'égard des femmes, était donc à l'origine une goya, c'est-à-dire une servante. C'est dire l'ampleur du malentendu !


  1. (1) Une entrée en matière excessivement délayée est un luxe qu'il faut parfois savoir s'octroyer sans l'ombre d'un remords
  2. (2) Goya est le féminin de goy, terme encore utilisé aujourd'hui par la communauté israélite pour désigner une personne qui n'est pas de confession juive, c'est-à-dire, en l'occurrence, chrétienne. En revanche, je n'ai pas trouvé la raison pour laquelle l'ancien provençal s'est servi du féminin goya pour qualifier des individus de sexe masculin.
  3. (3) À nuancer car on trouve encore parfois dans des textes relativement récents des emplois du mot goujaterie dans le sens plus général de grossièreté. C'est le cas par exemple dans la traduction française (1931) d'Alexandre Vialatte de ce passage d' Ecce Homo (1889) de Nietzsche « Dieu est une réponse grossière, une goujaterie à l'égard du penseur ». Mais le français de Vialatte est si parfait qu'il constitue peut-être déjà en lui-même un anachronisme.