De l'eau, de l'eau, de l'eau, partout de l'eau,
Et les planches racornissaient ;
De l'eau, de l'eau, de l'eau, partout de l'eau,
Nulle goutte ne nous restait.

— La Complainte du vieux marin

Ô cruel paradoxe, que de devoir mourir déshydraté sous les feux de l'astre solaire, alors que tout n'est qu'eau à perte de vue, ce liquide indispensable, sans lequel tout humain dépérit en moins d'une semaine. Mais quelle stupidité peut bien pousser le matelot à bout d'eau douce à ne pas aller boire l'eau salée qui s'offre à lui en quantité illimitée ? Aujourd'hui, cher lecteur, je te propose une réponse en deux temps : d'abord le point de vue biologique, suivi du point de vue chimique. Et comme tu l'as deviné, les deux se complètent, miracle des sciences.

Plaçons le décor : plus d'eau douce dans les soutes du navire (ou plus de navire, ce qui revient au même). Il faut donc boire l'eau saumâtre ou mourir ; devant le choix pas si cornélien, l'âme ignorante (toi, avant la lecture de cet article) risque de ne pas hésiter : mieux vaut supporter le liquide amer et âpre que mourir. Bien, tu as fait ton choix. L'eau descend donc dans ton corps ; laissant ce goût détestable en bouche et ne donnant même pas le sentiment de satiété.
Mais les vrais problèmes arrivent alors : le liquide ingurgité contient 39 g/l de sel(1), alors que la quantité de sel dans le corps humain doit rester stable à 9 g/l. L'organisme va donc essayer de se débarrasser du sel supplémentaire par les urines… ce qui, tu l'auras deviné, va consommer de l'eau, et même plus d'eau que ce que tu viens de boire (la quantité de sel dans l'urine est la même que dans le corps humain et ne peut pas augmenter). Bref, tu finis encore plus déshydraté qu'avant de boire. Chimiquement, cela se traduit par un phénomène nommé osmose(2) : la concentration à l'extérieur des cellules différant de celles à l'intérieur, des échanges chimiques s'organisent par la paroi, tendant à harmoniser la concentration de chlorure des deux côtés.

Mais alors, est-on condamné à une mort horrible ? Pas forcément, si on s'y prend assez tôt ; c'est-à-dire avant d'être à court d'eau. On peut utiliser nos reins comme tampons : en buvant un demi-litre d'eau salée par jour pendant les cinq premiers jours, le sel excédentaire va se stocker dans les reins (qui fabriquent l'urine). En repassant sur un régime d'eau douce à un litre par jour après cette période, on va « laver » l'organisme, ce qui permettra ensuite de repartir sur un cycle cinq jours d'eau salée / trois jours d'eau douce. Pour maximiser l'effet de ce régime, évite de manger (à fortiori des aliments salés) pendant les périodes « eau salée » : la digestion est une activité coûteuse en eau !

Ayant une réputation à tenir, je vais finir dans le sordide en citant une expérience (elle n'est pas considérée comme interdite, elle !) menée par Pierre le Grand et relatée dans le Dictionnaire des sciences médicales : il aurait ordonné de ne laisser boire aux enfants de matelots que de l'eau de mer… tous décédèrent de ce régime. D'ailleurs, les chiffres parlent d'eux même : Aspects médicaux des environnements hostiles côte à 39 % les chances de décès après un naufrage en mer si l'on consomme de l'eau salée, chiffre qui descend à 3 % dans le cas « eau potable ».
Pour être exhaustif, je me dois de préciser que certaines personnes affirment avoir été en contact avec des civilisations vivant uniquement d'eau de mer (Voyage autour du monde sur la frégate la Vénus) sans que cela ne pose de problèmes. Mais il s'agit peut-être ici de mithridatisation, autrement dit, d'une accoutumance progressive à un produit considéré comme toxique.


  1. (1) Je donne ici les chiffres de l'océan Atlantique, mais les concentrations varient selon les mers et océans.
  2. (2) Oui, le même système que celui utilisé industriellement pour enlever le sel de l'eau de mer.

Cet article vous a plu ? Courez lire la suite !