Un milliard d'êtres humains sur Terre vivent dans un bidonville, un enfant de moins de dix ans meurt de faim toutes les cinq secondes. Qui n'a jamais entendu ces constats inquiétants au moins une fois à l'occasion d'une conversation déprimante sur la décadence du monde ? Qui, pourtant, se sent encore affecté, un quart d'heure seulement après les avoir considérés d'un ton on ne peut plus grave ? C'est une étonnante faculté qu'a notre matière grise de sélectionner les données qu'elle entrepose durablement dans notre mémoire.

Serait-ce l'héritage du refoulement inconscient si cher à Freud ? Il nous est permis d'en douter. Ces idées si riches de sens sont tout à fait rationnelles, explicables. Et elles n'ont rien de personnel, au sens qu'elles ne touchent pas directement à notre personne, à ses fondements profonds. Tout ce qu'il y a de plus conscient, donc. Par quel détour de l'esprit, notre conscience parvient-elle alors à occulter des concepts aussi essentiels ? Sommes-nous tous passablement indifférents devant les tracas de nos congénères ? «  Assurément non !  », entendra-t-on s'indigner l'audience. Alors quoi ?

Serait-ce justement le fait que cette idée ne reste qu'une information purement rationnelle, vide d'émotion ? Une vérité que l'on accepte avec le même dédain que celui qui accompagne l'adage populaire «  les couteaux avec les couteaux et les fourchettes avec les fourchettes » ? Il semble en effet que ces idées soient reçues avec une étonnante distance vis-à-vis de notre sensibilité. Est-ce la distance «  géographique » qui nous sépare concrètement de ces problèmes terre à terre qui expliquerait cette froideur ? Il est certes vrai que ces situations, que tout un chacun s'accorde pour trouver ignominieusement révoltantes, sont bien loin de notre quotidien, nous autres Occidentaux, gavés de maïs OGM, et outillés d'appareils électroménager en tout genre. Mais l'encéphale de l'homo sapiens des régions industrialisées semble aller plus loin, et classer ces vérités pourtant fondatrices dans une toute autre réalité, détachée de son monde, comme si elles n'étaient que les élucubrations douteuses d'un apprenti gourou. Quelle explication donner alors à ce bug cérébral, à cette pirouette spirituelle qui nous fait fuir la vérité, au nez et à la barbe de notre conscience ? Cette vérité est-elle si insupportable qu'elle se doit d'être censurée ? Est-ce la fatalité qu'elle nous inspire qui nous dicte, bien malgré nous, une telle amnésie ?

Non, décidément, aucune preuve crédible ne permet d'envisager la perte de mémoire chronique qui suit toute prise de conscience comme inévitable et indispensable. Tout est question de choix. Chacun de nous s'applique à façonner lui-même ses propres œillères, à construire consciemment ce voile opaque devant chacune de ces visions dérangeantes. Dans cette boîte de Pandore, les maux de l'humanité ne seront plus susceptibles de nous atteindre, s'imagine-t-on. Mais la mythologie grecque ne dit-elle pas que Pandore, en libérant tous les maux que renfermait sa boîte, permit aux Hommes de grandir dans l'adversité, et de trouver la force d'affronter les épreuves ?