En français moderne, les féminins de métiers boitent. Ce handicap tient au langage, et surtout à l'Histoire.

La langue française n'ayant pas de neutre(1), son masculin et son féminin marquent tous les noms, sexués ou pas. Et seuls les animaux sexués y reçoivent leur vrai genre : un homme, une femme. Mais pour tous les autres noms, c'est l'arbitraire : une pierre, un caillou ; le vagin, la verge ; la paramécie, une amibe. Plusieurs langues modernes sont bancales par ce manque du genre neutre. C'est regrettable, car neutre sous-entend absence de conflit : pays neutre, zone neutre.

Un métier est une fonction ; il représente une valeur neutre. Le travail, la compétence, n'ont pas de sexe. Mais sa lacune langagière a conduit le français à un pis-aller :

La tradition veut qu'on parte du masculin pour donner le féminin, le masculin singulier étant, pour le nom (ainsi que pour l'adjectif et le pronom) la forme indifférenciée, neutralisée, comme l'infinitif l'est pour le verbe

— Grévisse. § 491, p. 641

Le féminin dériverait du masculin, lequel sert de neutre, donc de référence. Puisqu'il s'agit d'un faux neutre, l'histoire tourne mâle. De nos jours, le « genre professionnel » questionne les femmes. Certaines revendiquent leur féminin ; d'autres le rejettent ; d'aucunes enfin voudraient un féminin seyant. Et des terminologues, coupeurs de cheveux en quatre et incapables de reconnaître une plaque de zinc, hésitent à dire : une zingueuse.

Oui, je suis femme :
— Je suis grutière.
— J'aime mon métier : stylicienne.
— Sylvie L. , analyste.
— Bonjour, je suis Valérie N. , conservatrice.

Non, j'exerce une fonction :
— Je travaille comme clerc.
— Je suis docteur.
— Je me présente : Mademoiselle Maupas, Directeur de Trounouilles. L'extrusion des pâtes alimentaires constitue notre pôle d'excellence, et nous détenons le leadership du macaroni-nouille.

Oui… mais :
— Bonjour. Vous êtes magasinière ?
— Non, je ne suis pas votre gazinière.
— Excusez-moi !
— Je peux vous aider ? Je suis magasinière.

Naguère encore, le féminin est dénié à des métiers tels : écrivain, cadre, fossoyeur, auteur, chef, avocat, professeur, … Même le Grévisse, référence du bon usage, peine sur ce sujet et avance que le masculin servant de neutre, le féminin mettra en relief l'idée de femme, ce qui peut être discriminatoire envers celle-ci. Autrement dit vous serez la victime d'un voleur, mais le misogyne d'une voleuse.

Le bon usage s'appuie sur une tradition, la sujétion féminine. Le grammairien Vaugelas déclare en 1647 : La forme masculine a prépondérance sur le féminin parce que plus noble.

Au Moyen-Âge la femme est de plain-pied dans le monde. Quant au féminin des métiers, il est naturel. C'est par le labeur et la maternité que la dame s'affirme. L'université lui est interdite, mais non pas l'étude – et la palme de l'enseignement revient aux religieuses. Une femme pouvait devenir médecin… C'est-à-dire miresse.

Elle leur était une miresse et une mère
Non pas une miresse à la médecine amère
Qui prend l'argent et s'en va
Quoi qu'il advienne du malade
Au contraire elle s'appliquait de tout son art
Et de tout son cœur

Miresse leur estoit et meire,
Car n'estoit pas miresse ameire,
Qui prent l'argent et si s'en torne
Que que li malades sejorne ;
Ansois ovroit de son mestier
Et i metoit le cuer entier.

— Vie de Sainte Hélysabel, Rutebeuf

En bref, la femme médiévale seconde l'homme, mais elle est respectée. Et la première place peut lui revenir, si nécessaire.

Au XIIIe siècle le prévôt Étienne Boileau recense et ordonne les métiers et corporations parisiens. Ces règles établissent une justice sociale. Son registre mentionne quelques professions féminines, dans la soie : fileresses, ouvrières, tisserandes. Chaque communauté est encadrée par deux prud'hommes. Ils répondent des prudes-femmes ou maîtresses-ouvrières, dont chacune peut posséder deux ou trois apprenties, en sus de ses enfants. Sur le marché de l'emploi la femme est aussi recherchée que l'homme. En 1350 la grande Ordonnance de Jean le Bon lésine(2) sur les tarifs des femmes, mais la prospérité reviendra au siècle suivant.

La Renaissance rétablit le Droit Romain. Or, dans la Rome ancienne, la femme était un objet, un bien du paterfamilias(3).

En 1503 le jurisconsulte Tiraqueau reprend aux Romains la notion de sexe faible, (imbecillitas sexus). La femme est frappée d'incapacité juridique, dès le mariage. Épousée, son seul espoir réside désormais dans le veuvage(4). Le célibat restait possible, mais une fille restée fille, quel protecteur eût-elle trouvé ?
Quand nous hésitons à dire peintresse ou doctoresse, nous sommes conditionnés par la Renaissance. Car c'est elle qui a connoté péjorativement les suffixes féminins -esse, -eresse, qui servaient, au Moyen-Âge, à former le féminin du métier.

La Révolution Française maintient le statu quo. Elle écarte toute velléité de liberté féminine. La révolutionnaire Olympe de Gouges, pour avoir défendu Louis XVI, finit sur l'échafaud. Mais son crime fut la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne.

En 1804 le Code Napoléon instaure l'incapacité juridique totale de la femme. L'article 1124 la place sur le même rang que les débiles mentaux ; elle se trouve donc traitée comme une débile. Sa déchéance culmine au début du XXe siècle, par la dépossession de ses entrailles, qui appartiennent à son mari.

Et maintenant ? Avec un tel passif sur cinq siècles, nous comprenons mieux la difficulté d'établir un féminin serein. La femme doit retrouver son rang. Et le féminin des métiers doit aller de soi, comme jadis.
En 1955, soit trente-neuf ans après que les femmes eurent perdu jusqu'au droit de divorcer, le grammairien Albert Dauzat écrivit :

La femme qui préfère pour le nom de sa profession le masculin au féminin accuse par là même un complexe d'infériorité qui contredit ses revendications légitimes. Dérober son sexe derrière le genre adverse, c'est le trahir.
Dire madame le Docteur, c'est reconnaître implicitement la supériorité du mâle, dont le masculin est l'expression grammaticale.

— Albert Dauzat

Grutière

En France, un Guide d'aide à la féminisation des noms de métiers a été édité par le CNRS. Un rapport ministériel incite à celle-ci, mais sans volontarisme.
Les Suisses féminisent correctement ; ils diront : auteur, autrice ; clerc, clergesse. Ils suivent l'usage ancien, classique, et les racines de la langue.
Les Québécois innovent : auteur, auteure.
La France, qui ne sait plus où elle va, mais qui y va, tendrait plutôt à s'aligner sur le Québec. La féminisation des noms de métiers est en cours. L'Administration française travaille en ce sens, mais comme sa culture se borne à Télérama nous ne saurions en attendre un miracle. Laissons parler le peuple, et tout ira bien !


  1. (1)

    Hormis les pronoms suivants : y, en, on, le, il, ce, ceci, cela, ça.
    — « Tu y crois, qu'il en serait ? »
    — « On le prétend. »
    — « Ce que je voudrais ? Sois plus affable. »
    — « C'est promis. Cela dit, donne-moi ceci. »
    — « Tiens mon amour : voici le sel. »
    — « Merci pour ce sel, mon amie. Ça va mieux, ta vésicule ? En sortant, prends ton pépin, car il pleut. »

  2. (2) Pour résoudre une double crise : peste noire de 1348, et guerre de Cent Ans.
  3. (3) Père de famille, et chef de la maisonnée (domus).
  4. (4) À moins qu'elle ne végète dans une béatitude de potiche, ou même, que son mariage soit heureux