L'eau mêlée de nuit est un remords ancien qui ne veut pas dormir.

— Gaston Bachelard

La notion de mélancolie trouve pour la première fois son nom et sa description au Ve siècle avant J.-C. dans les traités médicaux publiés par Hippocrate et son école. Elle s'inscrit plus globalement dans ce que l'on appellera par la suite la théorie des humeurs, qui sera systématisée au IIe siècle ap. J.-C. par Galien, l'autre grand médecin de l'Antiquité Grecque.

De quoi s'agit-il ? De la conviction que les principaux troubles de l'âme humaine ont une cause naturelle et somatique et qu'ils sont plus précisément dus aux sécrétions excessives dans le corps humain de l'une des quatre humeurs(1). La dominance du sang déterminerait ainsi chez l'individu un mode de vie essentiellement pulsionnel, celle de la bile jaune conduirait la pente du tempérament à la colère. Un trop-plein de flegme (c'est-à-dire de lymphe, à rapprocher en français de l'adjectif lymphatique) induirait paresse et indolence. Enfin, la bile noire, produite en excès, ferait planer sur l'homme l'ombre de la mélancolie (dont les principaux symptômes, tels que les décrit Galien, sont une tristesse et un abattement profonds, pouvant aller jusqu'au délire et à la folie). D'un point de vue étymologique, le nom et la description de la maladie se confondent puisque mélancolie (melainacholè en grec) signifie littéralement bile (cholè) noire (melaina).

Cette théorie des humeurs, que l'on est en droit de juger désormais totalement fantaisiste, a néanmoins connu une remarquable postérité. Transmise à l'Occident chrétien via les érudits Arabes, qui traduisent les manuscrits grecs, elle se trouve à cette occasion enrichie par des éléments relevant de l'alchimie, de l'astronomie et de l'astrologie. C'est ainsi que le mélancolique est décrit comme étant soumis à l'influence élective de la planète Saturne. Par la suite, cette dimension saturnienne de la maladie sera largement reprise par les poètes et artistes de la Renaissance occidentale, qui représenteront les mélancoliques comme des enfants de Saturne.

Parvenue jusqu'à l'Occident chrétien, la théorie des humeurs est ratifiée par la médecine médiévale puis par la Renaissance. C'est à cette période que les artistes vont se passionner pour cette notion et en proposer une iconographie particulièrement riche. La Mélancolie est alors représentée de manière allégorique sous les traits d'un personnage féminin pensif et rêveur, en proie à une profonde méditation. Le tableau Melancolia I d'A. Dürer (peint en 1514) en constitue l'exemple le plus représentatif.

Melancolia I d'A. Dürer

Parvenue à ce stade, cette brève anatomie de la mélancolie empruntera bien plus à la grande tradition de la boucherie qu'à celle de la chirurgie, tant il aura fallu trancher dans le vif pour que cet article puisse conserver des proportions décentes. Mais puisqu'il faut progresser à marches forcées, il suffira de dire ceci : à partir du XVIIe siècle, la progression irrésistible des connaissances médicales va rapidement priver la théorie des humeurs de toute assise scientifique sérieuse. Conjointement, au XVIIIe siècle, le sens du mot mélancolie en français s'affadit considérablement et, définitivement détaché de la noire folie antique, en vient à désigner une vague rêverie, qui peut même à l'occasion revêtir une connotation positive. Au XIXe siècle, la médecine aliéniste, qui deviendra la psychiatrie à partir de 1860, va faire triompher la description clinique d'une maladie que l'on n'appellera plus désormais que dépression.

Alors, certes, les progrès de la médecine clinique(2) permettent sans aucun doute à nos grands dépressifs contemporains de bénéficier de remèdes plus adaptés que ceux qui étaient administrés à leurs infortunés prédécesseurs, qui devaient se contenter jusqu'au XVIe siècle de purgations, saignées et autres décoctions à base d'ellébore, dont tout porte à croire qu'elles étaient parfaitement inefficaces. Et, pourtant, qui pourra nier le sentiment de perte que l'on ressent lorsque l'on compare en pensée la profondeur sémantique et la richesse poétique de la mélancolie et la platitude descriptive de termes cliniques comme dépression, psychose maniaco-dépressive ou troubles bipolaires(3) ?


  1. (1) Par humeur il faut entendre ici un fluide ou une substance organique.
  2. (2) Ainsi, dès 1620, W. Harvey parvient à démontrer que le sang circule dans le corps et que le cœur fonctionne à la manière d'une pompe.
  3. (3)

    Comment, avec une telle terminologie, atteindre par exemple à la noire magie de ces vers célèbres de Nerval (conçus aussi ici comme un écho au tableau de Dürer), qui parvient à restituer fugacement à la mélancolie toute cette épaisseur poétique, qu'elle avait déjà par ailleurs perdue dans la langue commune du XIXe siècle ?

    Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé,
    Le Prince d'Aquitaine à la tour abolie
    Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
    Porte le soleil noir de la Mélancolie