Avant que de commencer à lire cet article, je vous propose de vous munir d'une cuillère, de préférence une petite cuillère, avec une tête assez creuse et au manche plutôt peu épais, facilement déformable (en métal donc). Vous pouvez vous en douter suite à cette dernière précision : ladite cuillère risque fort de ne pas survivre à cet article ; aussi, si vous êtes en rade de cuillères, je comprendrai que vous ne souhaitiez pas en sacrifier une sur l'autel de la science. Mais c'est quand même fort dommage.

Bien, maintenant que vous avez votre cuillère(1), il vous faut la tordre, mais pas n'importe comment (restons rigoureux) !

Repliez la queue de la cuillère à un demi-centimètre de la tête, de façon à avoir d'un côté de la tête un demi-centimètre de queue aller-retour, et de l'autre côté de la tête, le bout de la queue, qui doit dépasser du bord de la tête d'au moins un centimètre. Ensuite, inclinez légèrement la queue sur la droite ou la gauche, afin de créer un angle d'environ 10° entre l'axe de la tête et l'axe de la queue.

Bon, évidemment, pour manger votre yaourt avec, ça va être plus compliqué maintenant…

Maintenant, posez votre œuvre sur un plan bien horizontal et le plus plat possible (du verre ou du métal serait parfait, pour minimiser les frottements) ; si le bout de la queue est trop proche du support (ou s'il y a carrément contact), il est recommandé de replier légèrement la queue vers le haut, afin d'éviter tout contact entre le support et la cuillère autre que par la tête.

On arrive à la partie amusante de l'expérience : on fait tourner (il faut donc poser la cuillère, le côté bombé de la tête vers le bas) ! Vous pouvez commencer par faire tourner dans le sens indiqué par l'orientation de la queue : prenant la cuillère tête vers le haut, dans le sens horaire si la queue pointe à droite, et anti-horaire si la queue pointe à gauche. Normalement, la cuillère tourne correctement, puis finit par s'arrêter ; jusque-là, rien de très impressionnant, me direz-vous…

Faites à présent tourner votre cuillère dans l'autre sens. Si tout se passe bien, vous devriez voir votre cuillère tourner un peu, puis se mettre à ralentir tout en commençant à vibrer dans le sens du grand axe de la tête (qui est aussi celui de la queue), pour finalement s'arrêter… et repartir dans l'autre sens(2) !

Une autre expérience ? La cuillère à l'arrêt, donnez un coup vertical sur le bout de la queue de la cuillère : elle se met alors à tourner dans le sens « préféré », privilégié (indiqué par la direction de la queue) !

Mais sinon, je peux savoir pourquoi ma cuillère se refuse à tourner dans un sens et veut à tout prix tourner dans l'autre ?

— Un lecteur peu enclin à l'animisme

Une réponse complète à cette question demanderait un certain nombre d'équations et d'analyses de frottements et de moments cinétiques, et ce n'est pas l'ambition de ce lieu (si toutefois vous êtes intéressé, vous pourrez trouver quelques liens susceptibles d'attirer votre attention à la fin de cet article).

Tâchons toutefois ici de développer plus légèrement les causes de ce phénomène.
L'objet que vous venez de créer se nomme un anagyre, encore appelé pierre celtique (sous prétexte que quelques pierres présentant les mêmes propriétés auraient été retrouvées en des lieux autrefois habités par les Celtes).

Ses propriétés proviennent du fait que les axes de « symétrie » géométriques et de masse sont légèrement décalés l'un par rapport à l'autre.

On nomme a et b respectivement « grand axe » et « petit axe » géométriques ; et l'axe de masse, « axe d'inertie ».
(En haut, notre cuillère ; en bas, un autre exemple d'anagyre, plus « mis en forme »…)

Ce décalage induit des frottements spécifiques permettent de transformer un mouvement de rotation en vibration, et vice-versa. Si l'on fait tourner la cuillère dans le sens non privilégié, la rotation est transformée en vibration selon l'axe \(a\), puis re-transformé en rotation dans le sens inverse.

Si l'on ne fait que taper le bout de la queue de la cuillère, on ne fait qu'induire la vibration selon l'axe \(a\), qui est donc ensuite transformé (comme précédemment) en rotation dans le sens privilégié.

Il arrive même parfois (mais c'est rare) qu'une rotation dans le sens privilégié provoque une vibration, mais cette fois-ci selon l'axe \(b\) (ce qui se passe aussi si l'on met une petite tape sur l'un des bords de la cuillère) : l'anagyre se met alors à tourner dans l'autre sens, non privilégié. Et bien évidemment, juste après ça, il se remet à tanguer selon l'axe \(a\), pour revenir dans le « bon » sens(3) !

Sur ce, je vous laisse à vos torsions, cela dit je tiens à préciser que si vous vous retrouvez à ne plus pouvoir manger correctement, merci de ne pas me le mettre sur le dos… (4)


  1. (1) Ou pas, mais bon je prendrai comme hypothèse pour la suite de l'article que vous en avez pris une, ne soyez pas taquins.
  2. (2) Si ce n'est pas le cas, essayez de relancer plusieurs fois la cuillère, en essayant de ne pas lui donner trop de vibrations ; une pichenette sur le bout de la queue marche généralement assez bien. Si cela ne marche toujours pas, vous pouvez réessayer avec une autre cuillère, si vous en avez encore en stock !
  3. (3) Une vidéo présentant ces différentes observations est disponible dans les liens sous cet article.
  4. (4) De la cuillère ?