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Il est donc acquis que l'esclavage était solidement implanté dans les mœurs helléniques. Mais qu'en disaient les philosophes ?

Eh bien, rien ou si peu !
L'esclavage était simplement perçu comme un état de fait, existant depuis des temps immémoriaux et appelé à se poursuivre de toute éternité. Tout se passe comme si les philosophes, d'accord en cela avec leurs concitoyens, n'avaient pas eu à leur disposition les catégories mentales qui leur auraient permis d'imaginer une situation différente. Une cité sans esclavage était probablement aussi inconcevable pour les Grecs que le serait pour nous une société sans techniques ou sans argent.

Ainsi, Platon, qui, pour être le tenant de l'idéalisme sur un plan philosophique, n'en sait pas moins se montrer très pragmatique à l'occasion, évoque l'esclavage pour en préciser les conditions dans la cité-modèle qu'il imagine. Témoin de la situation que nous évoquions précédemment (docilité des esclaves athéniens d'une part, révoltes hilotiques d'autre part), il déconseille aux législateurs d'avoir recours à des esclaves grecs et recommande l'utilisation d'une main-d'œuvre servile venue d'horizons différents. Le but est de rendre impossible toute inter-communication entre les esclaves et de chasser ainsi le spectre d'une éventuelle cristallisation des intérêts collectifs.

Aristote est le seul philosophe qui, à ma connaissance, fait jouer un instant devant sa pensée l'idée d'une société sans esclaves. Mais cette représentation est donnée d'emblée comme une pure vue de l'esprit, une sorte de fantasme dont la consistance est celle des songes. Voyez plutôt :

Si chaque instrument était capable, sur une simple injonction, ou même pressentant le travail qu'on va lui demander, d'accomplir le travail qui lui est propre comme on le raconte des statues de Dédale ou des trépieds d'Héphaïstos, lesquels, dit le poète, se rendaient d'eux-mêmes à l'assemblée des dieux, si, de la même manière, les navettes tissaient d'elles-mêmes et les plectres pinçaient tout seuls la cithare, alors ni les chefs d'artisans n'auraient besoin d'ouvriers ni les maîtres d'esclaves.

— Aristote

Ce passage peut aussi, incidemment, inspirer quelques réflexions sur l'état contemporain de la question. En effet, à l'heure où les outils et les facilités techniques sont plus souvent brocardés que portés aux nues, ce texte incite à penser au contraire qu'ils sont aujourd'hui pour nous ce que les esclaves étaient autrefois pour les Grecs et qu'ils ont peut-être finalement rendu moins nécessaire dans les sociétés l'exploitation de l'homme par l'homme(1).

Mais, loin de l'austérité des considérations « hypothético-prospectivistes » d'un Aristote, les philosophes grecs savaient aussi s'amuser et ne négligeaient aucune occasion de dispenser à leurs esclaves de cuisantes leçons de vie. Zénon, en bon philosophe stoïcien, affirmait ainsi que la plupart des événements dépendent du destin et non de nous et qu'à ce titre il n'est pas en notre pouvoir d'agir sur eux. À Zénon donc, qui était en train de le fouetter pour le punir d'avoir volé, un esclave rétorqua : mais c'était mon destin de voler pensant sans doute ainsi amadouer son maître. Ce à quoi Zénon répondit : … et d'être fouetté. Imparable, en effet !


  1. (1) Bon, l'hypothèse ne tient pas entièrement la route : selon Amnesty International, il y encore 23 millions d'esclaves dans le monde et il n'est pas certain qu'il y ait une corrélation entre le degré d'avancement technique d'un pays et le nombre d'esclaves qui y vit. Pourtant, l'hypothèse d'Aristote peut au moins constituer une base de réflexion.