Un aspect de l'histoire grecque, en bref, est la marche main dans la main de l'esclavage et la liberté.

— Moses.I.Finley

Examinons la Grèce Antique à son apogée, c'est-à-dire à l'époque dite classique qui s'étend du Ve au IVe av. J.-C.

Intéressons-nous plus particulièrement aux deux modèles d'organisation civique dont le rayonnement fut le plus grand et qui constituent donc les exemples les mieux documentés.

Soient donc Athènes et Sparte. Quelles sont donc les activités qui sont réservées aux citoyens libres ? Sans trop d'hésitations, pour la première, l'administration politique, la guerre et, dans une moindre mesure, la vie des idées. Pour la seconde, la guerre et rien d'autre.

Tout cela et simple et beau mais qui prend en charge dans ce contexte le volet matériel de l'existence(1) ? Car si le combat, la gestion de la cité et les spéculations philosophiques de haut vol sont des activités nobles et captivantes, elles sont pourtant généralement pratiquées par des hommes correctement nourris, vêtus et armés.

Dans une belle unanimité, Sparte et Athènes ont opté pour l'esclavage humain, dans lequel elles ont vu la solution la plus adéquate à ce problème fondamental. Aux esclaves incombent donc, outre les tâches domestiques, toutes les opérations de production méprisées par ailleurs par les citoyens libres : artisanat, construction, agriculture et commerce.

L'Athènes classique, c'est donc 30 000 à 40 000 citoyens de plein droit (les femmes et les enfants ne sont pas perçus comme partie intégrante du corps civique), 10 000 métèques (des étrangers libres mais exclus de la communauté civile parce qu'ils ne sont pas athéniens) et, selon les estimations hautes, 100 000 esclaves(2) dans toute l'Attique, c'est-à-dire dans la région d'Athènes et de ses environs.

Si l'on ne dispose pas pour Sparte de semblables approximations chiffrées, on sait néanmoins que la cité s'articulait également autour d'une tripartition entre homoioi (littéralement, les Égaux, c'est à dire les citoyens de plein droit), périèques (des paysans sans grade qui cultivaient les terres des homoioi) et hilotes (le nom donné aux esclaves à Sparte).

Toutefois, les ressemblances s'arrêtent là car chaque cité a expérimenté un type d'esclavagisme distinct. Les esclaves vivant à Athènes ont souvent été achetés sur des marchés ou ont pu, plus exceptionnellement, être razziés à l'occasion d'actes de guerre ou de piraterie. Dans tous les cas, il s'agit presque toujours de barbares (c'est-à-dire de non-grecs) originaires de zones géographiques différentes et ne parlant pas la même langue. Cette atomisation permet d'expliquer l'absence de révolte servile à Athènes : ne se comprenant pas entre eux, ces esclaves, isolés quoique nombreux, ne parvinrent jamais à s'organiser collectivement et à formuler des revendications politiques.

À Sparte, la situation est tout autre. Les hilotes, et, singulièrement, parmi eux, une ethnie particulière, les Messéniens, sont d'anciens peuples conquis : ils sont Grecs, ils parlent le même dialecte, leurs ancêtres ont vécu autrefois libres sur un territoire désormais occupé par les Spartiates. Cela change radicalement la donne et toute l'histoire de Sparte sera ponctuée par les soulèvements de ces Messéniens, qui parviendront plus tard à faire sécession et à fonder une cité libre. Sparte risquait pratiquement son avenir politique à chaque révolte hilotique, ce qui explique en partie le choix d'une répression musclée. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre cette anecdote rapportée par l'historien grec Thucydide. Un jour, les éphores (c'est-à-dire les Anciens qui formaient une sorte de Conseil des Sages) proclament à grand bruit que les plus méritants des hilotes seront affranchis. À charge pour eux de s'auto-désigner. Ces derniers s'exécutent avec empressement, remplis d'espérance. Deux mille d'entre eux sont choisis. Ils fêtent leur affranchissement, se couronnent la tête et puis, très rapidement, personne n'entend plus parler d'eux. Les éphores avaient ainsi découvert un moyen ingénieux de se débarrasser de cette élite hilotique auto-proclamée qui aurait certainement constitué un vivier de meneurs.

Si ces hilotes avaient vécu vingt-quatre siècles plus tard, ils auraient pu méditer tout à loisir cette puissante maxime de Chesterton : Ne vous mettez jamais en avant, ce sont toujours les premiers chrétiens qui se font manger par les plus gros lions. Qui sait s'ils n'auraient pas ainsi évité une mort aussi stupide qu'inutile ?


  1. (1) Ceux qui ont plaisamment répondu « les femmes » ne sont pas totalement dans l'erreur : à Athènes, elles n'existent pas sur le plan civique. La vie politique, militaire et intellectuelle de la cité se déroule sans elles. Confinées à l'intérieur des gynécées, elles restent principalement affectées aux travaux domestiques. À Sparte, en revanche, les femmes, bien qu'elle ne puissent prétendre aux mêmes droits que les hommes, reçoivent une formation militaire. Par ailleurs, du fait de la polarisation exclusive des hommes autour des activités guerrières, elles sont amenées à jouer un rôle important dans l'administration politique de la cité.
  2. (2) Tous ces chiffres sont naturellement sujets à caution : ils reposent pour la plupart sur les textes antiques qui font état de recensements successifs de la population. Mais les indications qui s'y trouvent consignées divergent considérablement entre elles.

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