Des mathématiciens, il y en a eu de toutes sortes : les « je-suis-un-génie-incontestable » comme Gauss et Euler(1) ; les « je-suis-un-excentrique-mais-je-le-vis-bien », tels Archimède(2) et Perelman ; les « je-deviens-fou-à-la-fin-de-ma-vie », à l'instar de Gödel(3)
Le mathématicien du jour fait bonne figure dans la catégorie « je-meurs-jeune-en-laissant-une-œuvre-considérable-ou-révolutionnaire » derrière Galois et Niels Abel, et atomise Fermat dans la catégorie « les-démonstrations-c'est-pour-les-faibles »(4). Mesdames et messieurs, veuillez accueillir le grand Ramanujan.

Ramanujan

Srinivâsa Râmânujan est né en 1887, en Inde. Son don pour les mathématiques se révèle très précocement : à 11 ans, il est plus fort que certains étudiants, a redécouvert le cosinus et commence certaines études approfondies… Pour autant, ses résultats dans les autres matières ne suivront pas et il échouera à l'université.
Il faut savoir que Ramanujan tire tout son savoir mathématique de deux ouvrages uniquement : l'un d'eux, lu à 16 ans, contient quelque 5 000 théorèmes et relations… non démontrés. Cela influencera très fortement Ramanujan, qui de sa vie ne démontrera que quelques-uns de ses résultats.

Vivant dans la pauvreté et soucieux de se faire reconnaître, il envoie en 1913 plusieurs de ses théorèmes (sans démonstration ni commentaire, fidèle à son habitude) à G.H.Hardy, mathématicien britannique, qui lui répondit :

Votre lettre m'a extrêmement intéressé [… ]. Vos résultats, selon moi, se séparent en trois catégories :

  • il y a un certain nombre de résultats qui sont déjà connus, ou aisément déductibles, d'autres théorèmes ;
  • il y a des résultats, qui, pour autant que je sache, sont nouveaux et intéressants, mais intéressants plus pour leur étrangeté et leur difficulté apparente que pour leur importance ;
  • il y a des résultats qui ont l'air d'être nouveaux et intéressants…

De l'aveu même de Hardy, c'est la seconde catégorie qui l'a empêché de croire à une supercherie : les résultats étaient si bizarres, disait-il, qu'ils ne pouvaient pas avoir été délibérément inventés. Mais jugez plutôt par vous-même : alors que les formules classiques permettant de calculer \(\pi\) ressemblent à \(\pi = 4 \sum_{n=0}^{+ \infty} \frac{(-1)^n}{2n+1}\), Ramanujan, lui, préfère écrire \(\pi = \cfrac{9801}{\sqrt{8} \sum_{n=0}^{+\infty} \cfrac{(4n)!\:(1103 + 26390n)}{(n!)^4\: 396^{4n}}}\), ce qui est franchement moins esthétique(5). Comprenant à quel point Ramanujan est exceptionnel, Hardy le fait venir en Angleterre en 1914. Ils travailleront de concert avec succès ; las, Ramanujan tombe sévèrement malade en 1918, et regagna l'Inde en 1919, toujours convalescent. Il s'éteindra l'année suivante, à 32 ans.

Sa convalescence ne lui aura cependant pas émoussé son esprit. Ainsi, lorsque Hardy vint le voir en Inde, il emprunta un taxi dont le numéro était 1729. Il en fit part à Ramanujan, déplorant le manque de propriétés intéressantes de ce nombre. Celui-ci lui répondit : « Non, c'est un nombre très intéressant : c'est le plus petit nombre décomposable en somme de deux cubes de deux manières différentes. » (\(1729 = 9^3+10^3=1^3+12^3\))(6)(7)

Enfin, à sa mort, on découvrit trois de ses carnets de notes, dans lesquels se trouvaient encore plusieurs milliers d'égalités et de relations, indémontrées, non commentées, mais surtout écrites dans un système de notations propre à Ramanujan. Qui plus est, elles étaient aussi saugrenues que d'habitude, et pourtant incroyablement, merveilleusement vraies(8) – certaines d'entre elles lient des branches mathématiques qui n'avaient a priori aucun lien entre elles. Leur démonstration prit plusieurs décennies, et, quand on croyait en voir le bout dans les années 90, un nouveau carnet fut découvert : il est encore à l'étude…


  1. (1) Ces deux scientifiques, parmi les plus connus de l'histoire des maths, ont fait de grandes découvertes en mathématiques, mais également en physique et en astronomie. Impossible de tout lister… Il faudrait bien plus d'un article pour chacun, et ils ont d'ailleurs fait leur apparition dans plusieurs omnilogismes, preuve indiscutable de leur génie.
  2. (2) Certes, trouver des lois physiques dans sa baignoire est gage de sagesse, mais en profiter pour courir nu dans la ville de Syracuse en criant « Eurêka ! », un peu moins. On raconte d'ailleurs que lors de la mise à sac de Syracuse par les Romains, Archimède était occupé à faire de la géométrie en écrivant à même le sol de la rue et ne s'était rendu compte de rien. Jusqu'à ce qu'il se fasse tuer.
  3. (3) Atteint de folie paranoïaque à la fin de sa vie, il se persuadera que quelqu'un tentait de l'empoisonner. Il finira par mourir de faim.
  4. (4) J'en ai une justification merveilleuse, mais cette note en bas de page est trop étroite pour la contenir…
  5. (5) Mais aussi franchement plus efficace. Alors que dans la première formule, calculer les 50 000 premiers termes de la somme ne donne que trois décimales correctes, la formule de Ramanujan, elle, donne environ 8 décimales par terme calculé. La plupart des formules de Ramanujan sont au moins aussi repoussantes que celle-ci.
  6. (6) Depuis, on appelle nombres taxicab les nombres pouvant s'écrire comme la somme de deux cubes de deux façons différentes. Ces nombres ne servent à rien, mais c'est ça l'humour mathématicien.
  7. (7) De plus, Hardy n'avait pas remarqué que 1729 était un nombre de Carmichaël. Par ailleurs, 1729 possède 502 propriétés recensées, même si certaines sont plus intéressantes que d'autres. Je comprends que Hardy avait autre chose à faire que de les connaître toutes par cœur.
  8. (8) Cependant, certains de ses résultats étaient faux. Pour autant, ils ne constituent qu'une part négligeable de ses travaux. En revanche, nombre de ses résultats étaient déjà connus des mathématiciens : du fait de sa faible éducation mathématique, Ramanujan l'ignorait.