Pour que sourie encore Jean-Baptiste
Sire, je danserais mieux que les séraphins

— Guillaume Apollinaire, Salomé

On accuse souvent notre époque de manquer cruellement de spiritualité et de sens esthétique. D'abord, on exagère toujours et puis, ceux qui craignent d'être emportés par le grand vide métaphysique ont à leur disposition l'inépuisable sagesse biblique, dont voici l'un des plus étonnants fleurons.
Place donc à l'édifiante histoire de la jolie princesse Salomé, dont les protagonistes se présentent comme suit :

  • Un roi dans la force de l'âge : Hérode-Antipas, gouverneur de Galilée (une région de Judée) pour le compte de l'Empire Romain.
  • Une reine à la beauté déclinante : Hérodiade, d'abord unie à son oncle Hérode-Philippe, lui-même frère d'Hérode-Antipas, qu'elle épousera ensuite en secondes noces. Hérodiade est donc à la fois la nièce et l'ex-belle sœur d'Hérode-Antipas, ce qui aura son importance par la suite.
  • Une charmante princesse, par ailleurs danseuse incomparable : Salomé, née de l'union d'Hérode-Philippe et d'Hérodiade, et donc à la fois nièce, petite-nièce et belle-fille d'Hérode-Antipas(1) (qu'à partir de maintenant, nous appellerons Hérode par commodité)
  • Un jeune prophète : Jean-Baptiste, parfois appelé aussi Iokannaan, dans lequel certains se plaisent à voir une réincarnation du prophète Elie (disparu quand même 300 ans plus tôt). Vêtu d'une simple peau de chameau, il annonce inlassablement la venue de Jésus-Christ.

Et voici maintenant le nœud du drame avec son lot de conséquences désastreuses :
La loi juive – lire, entres autres, Lév, 18, 16, 20-21 – condamne avec la dernière fermeté les unions incestueuses et, à ce titre, Jean-Baptiste se répand en imprécations chaque fois qu'il rencontre Hérodiade. En dépit de sa conception assez minimaliste de l'élégance vestimentaire, le jeune prophète est fort écouté et Hérodiade s'irrite de plus en plus d'être publiquement traînée dans la boue à la moindre occasion. Bien décidée à obtenir d'Hérode la mise à mort de l'impudent Iokannaan, Hérodiade, ne se fiant sans doute plus totalement à ses propres charmes, décide alors, dans une splendide démonstration d'amour maternel, de mettre à profit ceux de sa fille, qui a pour elle le privilège de la jeunesse. Salomé, dans une non moins admirable manifestation de piété filiale, entre totalement dans les desseins de sa mère(2). À l'occasion d'un banquet donné par Hérode en l'honneur de ses soldats et des principaux notables de Galilée, elle exécute devant son oncle une danse si époustouflante qu'elle parvient à lui arracher devant témoins la promesse inconsidérée qu'il accèdera au moindre de ses désirs. Salomé demande alors que la tête de Jean-Baptiste lui soit apportée sur un plateau d'argent. N'osant se dédire devant cette assistance choisie, sans doute essentiellement composée de viande saoule, Hérode s'exécute la mort dans l'âme et ordonne la décollation de Jean-Baptiste(3). Et voilà comment l'on achève bien les prophètes !

Curieusement, cette anecdote, en tous points lamentable, comporte aussi une manière de happy end. Car, comme dans la Bible, rien n'arrive sans le concours de la Providence divine, nous sommes invités à comprendre que cette atroce mise à mort constitue en quelque sorte un préalable indispensable à l'avènement du Sauveur. En effet, Jean-Baptiste lui-même, anticipant en quelque sorte le sort qui lui serait réservé, n'avait de cesse de répéter qu'importe, pour qu'Il grandisse, il faut que je diminue (Jean, III, 30). Dont acte, même si cela fait un peu froid dans le dos !

Une dernière remarque pour finir : Le Titien, Le Caravage, Gustave Moreau, Flaubert, Mallarmé, Oscar Wilde, Richard Strauss, Apollinaire (pour ne citer que les plus célèbres) : cela ressemble à du name-dropping mais donne surtout la mesure de la postérité exceptionnelle que les artistes réserveront à la jeune Salomé : pas mal pour celle que les évangélistes ne nomment même pas et se contentent d'appeler avec un brin de condescendance la fillette !


  1. (1) Parvenus à un tel degré de complication, on en arrive parfois à se demander si l'interdiction progressive des unions incestueuses dans la majorité des sociétés n'était pas aussi une mesure pratique, destinée à bannir des rapports humains un sujet inutile de complexités superflues.
  2. (2) Dans sa pièce Salomé, Oscar Wilde prête à la conduite de la jeune femme des motivations psychologiques plus complexes : Salomé aurait été en effet éprise de Jean-Baptiste, qui l'aurait violemment éconduite. Sa requête auprès d'Hérode apparaît alors comme une vengeance personnelle. Apollinaire, dans son poème Salomé, semble s'inscrire dans le droit fil de cette version, popularisée par Wilde. Il faut signaler cependant que cette interprétation s'éloigne notablement du récit biblique, dans lequel Salomé est considérée comme un personnage de second plan, totalement instrumentalisé par Hérodiade.
  3. (3) Au titre des questions irritantes qui peuvent tourner longtemps en boucle : pourquoi décollation et non pas décapitation ? Pas besoin d'être un as de la philologie pour se dire que le premier signifie trancher le cou et le second trancher la tête ? Mais comment faire pour trancher une tête sans trancher aussi le cou ? Et puis pourquoi rencontre-t-on exclusivement ce terme de décollation dans la désignation de cet épisode biblique traditionnellement appelé la Décollation de Saint Jean-Baptiste ? Bon, ce n'est peut-être pas non plus la peine d'en perdre le sommeil.