La première rencontre de Max Brod et de Franz Kafka a lieu en Octobre 1902 : inscrits tous deux à l'Université de droit de Prague, ils sont âgés respectivement de 18 et 19 ans. Leur amitié se poursuivra jusqu'à la mort de Kafka, vingt-deux ans plus tard.

Dès leurs années d'études, tout les porte en quelque sorte naturellement l'un vers l'autre. D'abord, leur extraction sociale et leur environnement culturel : ils sont tous deux issus de la bourgeoisie juive praguoise et ont fréquenté des lycées de langue allemande. Ensuite, et surtout, leurs aspirations profondes : ils ne voient dans leurs études de droit qu'une sorte de mal nécessaire. En effet, si leur vocation artistique est déjà affirmée, ils refusent néanmoins d'utiliser leurs talents littéraires pour assurer leur subsistance (en pratiquant le journalisme, par exemple). Non sans orgueil, ils opteront pour un travail purement alimentaire (Kafka sera employé d'une compagnie d'assurances, Max Brod directeur des Postes) de manière à sanctuariser la création littéraire en la dissociant scrupuleusement de toute préoccupation matérielle. Un choix discutable et douloureux à beaucoup d'égards (Kafka n'aura de cesse de courir après le temps et écrira la nuit au prix d'une très grande fatigue physique).

C'est une amitié rare qui rappelle sur certains points la relation élective qui unissait Montaigne et La Boétie : une amitié qui n'est pas seulement de confort ou de consolation mais qui recherche le perfectionnement mutuel, ce qui n'exclut pas à l'occasion les morsures d'amour-propre. Ainsi Kafka critique-t-il parfois sévèrement le style de Max Brod qui, à son tour, s'impatiente de toujours rencontrer chez son ami une tendance persistante à l'auto-dépréciation(1).

Surtout, Max Brod comprend très vite à quel point Kafka va devenir un écrivain hors du commun, à quel point sa supériorité littéraire se révèlera éclatante. Loin d'en ressentir de la jalousie, il mettra au contraire tout en œuvre pour que Kafka ne soit pas emporté par son propre découragement et continue d'écrire(2). Mieux introduit que lui dans les cercles littéraires et les milieux de l'édition, il se dépensera sans compter pour que les textes de son ami soient publiés.

Alors, oui, quand Kafka meurt, d'une certaine manière, Max Brod le trahit. En 1921, se sachant à peu près condamné, Kafka avait demandé explicitement à son ami de brûler tous les textes qu'il laissait derrière lui. Dans une lettre de l'hiver 1922, il revient en partie sur sa décision : cinq de ses récits, dont La Métamorphose, doivent échapper à cette destruction. Max Brod passa outre et fit publier l'ensemble des textes de Kafka. C'est grâce à cette transgression que nous pouvons lire aujourd'hui, entre autres, Le Procès et Le Château.

Malgré tout, c'est une sorte de coup d'épée dans le dos (bon, d'accord, Kafka était déjà mort mais quand même…). Certains critiques littéraires font valoir le fait que, si Kafka avait réellement voulu que ses œuvres soient détruites, il en aurait confié l'exécution à un autre. Il savait sans doute que Max Brod, dans la mesure où il le considérait comme l'écrivain le plus doué de sa génération, aurait toutes les peines du monde à se résoudre à cette destruction. Max Brod, quant à lui, explique qu'à la fin de sa vie, Kafka avait connu une forme d'apaisement et traversait une période d'intense création littéraire, ce qui le porte à croire qu'il serait probablement revenu sur sa décision.

C'est donc là une épineuse question de philosophie morale : mais si trahison il y a, il ne reste plus qu'à souhaiter que tous les traîtres du monde ressemblent davantage à Max Brod.


  1. (1) Ceci dit, dans la biographie qu'il lui consacre, Max Brod essaie de montrer que Kafka n'était pas le pessimiste négatif que l'on se plaît à imaginer mais qu'il savait se montrer à l'occasion gai, enjoué et drôle. Kafka, en joyeux drille, il faut quand même se pincer très fort pour y croire, surtout lorsqu'on lit son Journal, dont chaque ligne ou presque donne envie d'aller se défenestrer !
  2. (2) Voici une anecdote qui permet de prendre la mesure du dévouement de Max Brod : lors d'un voyage en commun, il convainc Kafka d'écrire un roman en collaboration avec lui : en réalité, cette entreprise n'a d'autre but que de rassurer son ami sur ses capacités créatives et de l'habituer à une discipline de nature à lui permettre d'achever ses propres travaux.